"L'art nazi s'avère être une des clefs d'analyse et de compréhension du régime national-socialiste" (Léon Poliakov). En tout cas, il permet d'appréhender la fascination exercée par l'homosexualité sur les nazis et son retournement en une impitoyable persécution.
Au lendemain de la défaite allemande de 1918, le rêve d'un retour à l'état de nature déferla sur le pays dévasté, qui réveilla de nombreuses tentatives de résurrection des cultes germaniques préchrétiens. Une glorification mythique de la "virilité", une relégation des femmes à l'église, la cuisine et la nurserie (Kirche, Küche, Kinder, les 3 "K") balisèrent sournoisement les voies à une ambiguïté certaine quant à l'homosexualité. Le Parti Social Démocrate allemand (SPD), premier parti politique allemand sous Weimar, soutient la lutte homosexuelle mais de façon feutrée. Le Parti Communiste allemand, lui, s'affirma comme le meilleur défenseur de la cause homosexuelle : "la classe dirigeante utilise le code pénal pour satisfaire ses instincts sadiques : il est de son intérêt de réguler la vie sexuelle des classes populaires et aussi de tenir en tutelle le prolétariat" (F. Tamagne). Mais l'un et l'autre déclencheront des campagnes homophobes pour stigmatiser "l'homosexualité bourgeoise, perversion fasciste".
L'homophobie hystérique, dont le champion fut Heinrich Himmler, ne fut pas la position initiale du Parti national-socialiste, même si son impitoyable logique interne devait le mener à une hostilité radicale face à l'homosexualité. Le premier ouvrage de Hans Blücher, proche des SA, "affirma la composante homoérotique des mouvements de jeunesse allemande, base d'une théorie globale de l'Etat Viril" (Françoise Tamagne). S'appuyant sur les travaux et théories d'Adolf Brand, son exact contemporain, fondateur de la Gemeinschaft der Eigenen (Communauté des Particuliers), il veut fonder une société élitiste, aristocratique, un état culturel réunissant de jeunes hommes de valeur, unis par les liens invisibles de leur amour" (F.T. opus cité). "La société masculine est le moyen idéologique de se protéger de la nuit sociale. L'homoérotisme est la voie d'accès aux sphères suprêmes de l'Etat : il est à l'origine du pouvoir". L'idéologie qui sous-tend les mouvements qui s'en inspirent, nationalistes et réactionnaires, est ainsi décrite par Nicolaus Sambart ("Chroniques d'une jeunesse berlinoise, 1933-1943, cité par F. Tamagne) : "un culte de la virilité, de la camaraderie, de la fidélité (…) dont le but était l'érotisme masculin ou, pour m'exprimer sans voile, les relations homosexuelles qu'entretenaient les membres de l'équipe de base, au centre de laquelle se trouvait le guide charismatique, le héros des hommes."
La mythologie et l'art nazis s'inscriront très exactement dans cette optique. Le mythe de l'arianité servira à l'exaltation de "l'homme nouveau" dont les attributs sont la virilité et la camaraderie, la force et la vaillance. La "nouvelle race des seigneurs" s'illustre par sa robustesse et sa santé physique, signes d'humanité et d'équilibre. Arno Breker et Joseph Thorak dérivent de la beauté, de la perfection corporelle à l'exaltation de la force brutale par la démesure musculaire et la dureté des traits du visage imprimés dans la pierre. L'homoérotisme est plus que suggéré par l'art nazi qui prône le culte du corps masculin, nu, huilé et musclé, offert en des poses athlétiques suggestives, qui ne peuvent que faire naître le désir du spectateur pour un corps si parfait - non sans qu'à l'admiration et l'envie ne se mêlent des sentiments plus troubles que fortifient les incessants appels à la "camaraderie virile".
La production cinématographique du IIIe Reich est très marquée par l'homoérotisme. L'amitié masculine, la beauté virile, l'héroïsme en sont des constantes. L'ardeur de la jeunesse, son enthousiasme, son indépendance sont les forces régénératrices de la nation allemande, mais tout cela est miné par un malentendu ravageur. Quelqu'aît pu apparaître une "homosexualité à la mode", et même si une certaine "communauté homosexuelle" brasse les classes sociales et défie les catégories où l'on se plaît à classer les homosexuels, ceux-ci, jusque dans l'affirmation de leurs différences qu'ils veulent voir reconnues, répugnent à cette réduction de l'originalité de chacun disparue, fondue en une masse uniforme, but ultime du système nazi. Il y a autant de constructions identitaires homosexuelles que d'individus. Ce sont les aléas d'un cheminement plus ou moins long, tour à tour douloureux et épanouissant, qui permettent à tout un chacun de reconnaître sa singularité et de l'accepter. Si, dans toute existence, l'interpénétration des sphères publique et privée est le résultat d'un dosage jamais acquis une fois pour toutes, cela se vérifie encore davantage dans la vie des homosexuels. A la question de l'homosexualité, chacun ne peut donner qu'une réponse individuelle, mais la question n'est pas posée à tous de la même façon, au même âge, au même degré de connaissance de soi-même, des liens en soi-même de l'affectivité et de la sexualité. Les homosexuels n'ont pas bâti leur identité sur des expériences uniques, mais le plus souvent avec les uns, homosexuels ou non, et contre les autres. Socialement, mais aussi politiquement, ils furent souvent instrumentalisés au service, fût-ce dans l'exécration, d'une cause qui n'était pas la leur.
Les discoboles, de Karl Abiker, réalisés pour les Jeux olympiques de Berlin, en 1936.Sous la République de Weimar déjà, l'Allemagne vaincue prônait le redressement de la nation par le sacrifice individuel, mais l'entre-deux-guerres fut aussi la féconde période des "années folles". Les jeunes voulaient se démarquer de la "génération sacrifiée", celle de leurs parents. Le corps sain et sportif que l'on offre en modèle est pour les uns un appel à la joie de vivre en liberté, pour les autres l'objet du sacrifice demandé par la Patrie, le Parti, la Race.
Le surinvestissement de la virilité, par laquelle on est censé gagner la guerre, exaltation de la violence, de la brutalité refusées par les uns, est pour les autres appel au plaisir. Les théories des porteurs de torches, guerriers blessés et autres colosses nus à la musculature hypertrophiée sont pour les uns symboles de héros vainqueurs, d'exemples à reproduire par le sacrifice de soi et pour d'autres des victimes abîmées dans un désastre national, dont l'immolation ne fut qu'une criminelle aberration. Le contresens et le malentendu ne pourront résister aux coups de butoir du national-socialisme.
Dès l'avènement au pouvoir de Hitler, la persécution homophobe commence, et il faut remarquer qu'aussitôt elle s'accompagne d'un sadisme que l'on ne peut comprendre que comme l'aveu inversé de la fascination exercée sur les tenants du pouvoir par l'homosexualité, une façon de se dédouaner, de se déculpabiliser par le crime de toute honte d'un désir inassouvi. La lutte du nazisme contre l'homosexualité sera sans merci.
Le désir homosexuel est abhorré par l'idéologie nazie. L'homme aryen ne peut que désirer la domination de sa race sur tout autre, l'écrasement du plus faible par le plus fort. La femme de par sa nature biologique ne peut avoir d'autre rôle social que celui de la maternité pour la survie de la patrie et le bien de l'Etat. "En dehors de la maison familiale, la jeunesse allemande doit être éduquée physiquement, spirituellement et socialement dans l'esprit du national socialisme au service du peuple et de la communauté nationale" (loi du 22.12.36). L'homosexualité manifeste la dégénérescence de l'Occident. "L'homosexualité est un danger pour l'Etat : elle porte atteinte au caractère et à l'existence civique des hommes" (Dr Lorenz). Dès 1935, tout acte inspiré par le désir sexuel d'un homme à l'égard d'un autre homme est déclaré criminel par nature, et le juge est invité par la loi à apprécier le juste châtiment sur la base d'un "sentiment général sain" et des "sources non écrites du droit", autrement dit, laissé à sa discrétion.1936. Himmler devient chef de la police nazie. Avec lui, la terreur anti-homosexuelle s'organise : éradication et rééducation. Les homosexuels sont ravalés au plus bas degré d'une prétendue échelle d'humanisation. Le nazisme veut enregistrer, recenser, réprimer tout acte homosexuel. Rien ne doit échapper au contrôle de l'Etat.
La sexualité normale ne peut être que reproductrice : avortement et homosexualité sont donc des crimes, mais certains coupables sélectionnés pourraient peut-être, par les soins de L'Institut allemand de recherches psychologiques et psychothérapiques, être réorientés vers la normalité. Le traitement des homosexuels ne fut jamais homogène : certains furent lourdement condamnés, d'autres épargnés. La détention préventive de 12 à 24 mois durera aussi longtemps que nécessaire, "au gré des chefs de camp de réforme ou de camp de travail. De 1937 à 1940, 90 000 homosexuels furent fichés. Certains prisonniers pouvaient être relâchés s'ils témoignaient d'une certaine attirance pour les femmes. Beaucoup moururent sous la torture, de malnutrition, des suites de pseudo expériences médicales pour lesquelles les homosexuels étaient particulièrement recherchés. Il sera à jamais impossible de dire combien d'homosexuels succombèrent à la répression nazie. L'accusation d'homosexualité servit facilement le régime nazi dans l'élimination de ses opposants. Il s'en servit notamment contre l'Eglise catholique qui ne cessait de protester contre l'école unique en Allemagne. Au lendemain de l'encyclique de Pie XI "mit brennender Sorge" du 14 mars 1937 qui condamnait les fondements idéologiques du nazisme, le 30 mai 1937, devant 25 000 personnes réunies à Berlin, Joseph Goebbels, exploitant les plus bas instincts d'une foule chauffée à blanc contre "les corrupteurs de la jeunesse", poussait ses sbires à faire hurler par la multitude : "Pendons-les ! Massacrons-les !". De 1937 à 1945, plus de 4 000 membres du clergé allemand moururent de faim, de maladie ou sous la torture dans les camps de concentration. Dans bien des cas d'élimination décidée par le pouvoir suprême hitlérien, l'accusation d'homosexualité, fut-elle totalement infondée, fit son œuvre.
Les fantasmes sexuels, homosexuels, qui firent pour une part le succès du nazisme (retour à la nature, force et discipline de garçons hiérarchisés par leurs exploits sportifs) sont ceux-mêmes qui, dévoyés par l'impérialisme, la confiscation de toute liberté, l'exaltation fanatique d'une mythique pureté raciale dans l'imaginaire collectif, serviront, la guerre approchant, à mobiliser les énergies contre ces éternels marginaux, ces insoumis que sont les homosexuels.
Rien n'est jamais définitivement conquis. L'identité d'une personne ne peut se fonder entièrement sur son orientation psychoaffective et sexuelle. Elle se construit tout au long des âges de la vie. Chaque individu doit, sinon en justifier la cohérence, du moins s'efforcer d'y donner sens, signification et orientation, pour lui-même mais aussi dans et pour la société dont il est partie prenante. Aucune idéologie totalitaire, de droite ou de gauche, ne pourra jamais s'accorder à cette dangereuse liberté humaine, à ce risque que présente un désir homosexuel hors norme.
Sources :
Histoire de l'Homosexualité en Europe, Florence Tamagne, Ed. du Seuil, Paris, mai 2000.
L'Art nazi, Adelin Guyot et Patrick Restellini, Ed. Complexe, Bruxelles, 1996.
Texte : Blaise Noël, psychologue-psychothérapeute, 2000.
Illustrations : (en haut, à gauche) Nazi dévisageant un camarade tombé au combat. Origine : Deutschland erwacht - (Hamburg: Cigaretten- Bilderdienst Hamburg-Bahrenfeld). Voir site "Nazi propaganda: 1933-1945". (En bas à droite) Les discoboles, de Karl Abiker, sculpture réalisée pour les Jeux olympiques de Berlin, en 1936.
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