Nazisme et handicap : la mémoire des victimes


Soixante ans après la libération des camps, l'histoire du traitement "social" des personnes handicapées par le régime nazi reste à écrire...

De 1933 à 1945, Adolf Hitler et ses séides ont mis en pratique une politique d'hygiène raciale qui comportait sa case Handicap. Dès le 1er janvier 1934, quelques mois après avoir pris le pouvoir, le Parti National Socialiste allemand mettait en oeuvre cette politique qui instaurait la stérilisation systématique des personnes ayant un handicap d'origine congénitale : surdité, cécité, maladies mentales, malformations physiques, épilepsie... Le nazisme ne réservait ni place ni rôle aux personnes handicapées : considérées comme improductives et inutiles, elles constituaient une charge pour une Allemagne à laquelle une tâche était assignée, dominer le Monde et lui imposer une économie capitaliste de type nouveau.

La documentariste Brigitte Lemaine est l'une des rares à s'être intéressée au sort subi sous le nazisme par les personnes handicapées ; si elle a axé son travail sur les sourds, elle nous apprend beaucoup sur les autres catégories de handicap. Le point de départ de son travail remonte à 1993 : la bibliothèque de Bagnolet (93) avait organisé une rencontre sur les sourds sous Hitler. On y avait appris que 210 sourds juifs français avaient été déportés, et que des survivants avaient fondé, à Tel Aviv (Israël), un mémorial devant recenser les 6 000 sourds assassinés dans les camps d'extermination. Ils soulevaient également un point important: la langue des signes n'est pas une langue écrite. Aussi, leur histoire vécue est transmise oralement; en l'absence de travaux de recherche historique, elle risque de disparaître des mémoires. Le documentaire "Témoin Sourds, témoins silencieux" de Brigitte Lemaine contribue à perpétuer le souvenir de ceux qui, handicapés, étaient condamnés à mort par le régime nazi.

Un travail difficile, comme l'évoque Bernard Mottez, sociologue au Centre National de la Recherche Scientifique, quand il parle des travaux d'un chercheur allemand : "Quand il se rend dans les écoles, les dossiers disparaissent entre le moment où il s'annonce et celui de sa visite". Alors, ce sont des victimes du nazisme qui racontent les persécutions dont elles furent victimes dès l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Le professeur Horst Biestold rappelle que dès le 15 juillet 1933, six mois après la prise du pouvoir par le Parti National Socialiste, la loi d'hygiène raciale est votée par le Parlement allemand. Une femme sourde évoque les conditions de sa stérilisation forcée; on retirait l'utérus aux femmes, une vasectomie était imposée aux hommes. Sur les 100 000 sourds allemands d'alors, le tiers a été stérilisé. Les réfractaires étaient déportés. Parmi les sourds, des groupes nazis s'étaient constitués, leurs membres dénonçant ceux qui refusaient la stérilisation. L'Eglise elle-même milita pour la stérilisation. Des enquêteurs se rendaient dans les écoles pour recenser, avec l'aide du corps enseignant, les sourds à "traiter". Il n'était pas fait exception des personnes handicapées, bien au contraire, dans la politique d'extermination des Juifs : les chercheurs estiment à 6 000 le nombre de sourds juifs qui ont été déportés dans les camps de la mort.

La population allemande était endoctrinée pour accepter ce "traitement" des personnes handicapées. A l'école, ce problème d'arithmétique était, par exemple, soumis aux élèves : "Un malade mental coûte quotidiennement environ 4 Reichsmarks, un infirme 5,5 RM, un criminel 3,5 RM, un apprenti 2 RM. Faites un graphique avec ces chiffres. D'après de prudentes estimations, il y aurait en Allemagne 300 000 malades mentaux, épileptiques, etc. qui reçoivent des soins permanents. Calculez combien coûtent annuellement ces 300.000 malades mentaux et épileptiques. Combien de prêts non remboursables aux jeunes ménages à 1.000 RM pourrait-on faire si cet argent pouvait être économisé ?". Mais le fondement "scientifique" de la politique nazie se trouve chez des tenants du darwinisme; c'est le cas dans l'ouvrage publié en 1920 par le juriste Karl Binding et le psychiatre Alfred Hoche, "Une vie sans valeur de vie". Ce qu'Adolf Hitler traduira dans "Mein Kampf" : "La nature ne destine à vivre que les meilleurs et anéantit les faibles".

Le programme d'extermination des handicapés et malades mentaux commence en 1940, ce sont des médecins qui ouvrent le robinet dans les chambres à gaz camouflées en douches. En effet, ce qui caractérise le programme "d'hygiène raciale" nazi, c'est qu'il a été techniquement élaboré et exécuté par des médecins : une approche scientifique de la sélection reposant sur une décision médicale de vie ou de mort, sous l'égide du Comité du Reich pour l'étude scientifique des maladies graves, héréditaires et congénitales créé et dirigé par les médecins Karl Brandt et Philip Bouhler. Les camps d'extermination furent au nombre de six, couvrant tout le territoire allemand. Les victimes étaient transportées par une société spécialisée, Gekrat, dans des autocars banalisés. Elles étaient asphyxiées dans des chambres à gaz, ou assassinées par injection médicamenteuse; leurs cadavres furent, durant la première année, incinérés.

Ce procédé prenant trop de temps, il fut remplacé lors de la seconde vague d'extermination par l'ensevelissement en fosses communes camouflées en simples tombes. Durant la première année (1940-41), plus de 70 000 personnes furent ainsi exterminées. Des unités mobiles sont élaborées à la demande d'Heinrich Himmler, chef de la S.S : les victimes sont enfermées dans des camions dont l'échappement du moteur est dérivé pour les asphyxier. Elles sont ensuite incinérées dans les campagnes. Les techniques élaborées pour assassiner les personnes handicapées et les malades mentaux furent, jusqu'en mai 1945, déployées dans les camps d'extermination dans lesquels les Juifs étaient massivement déportés. Malgré le secret imposé aux personnels qui perpétraient ces exterminations, les disparitions et l'inquiétude des familles conduirent le clergé à protester officiellement. Hitler ordonna, le 24 août 1941, l'arrêt du plan d'extermination des personnes handicapées et des malades mentaux, le programme T4. Celui-ci fut poursuivi plus discrètement jusqu'à la chute du régime nazi, en mai 1945. On estime au total à 100 000 personnes les victimes de ce programme d'extermination "thérapeutique".

Et en France ? Il sera important de savoir comment les Français se sont comportés en la matière durant les années d'occupation et de collaboration avec le régime nazi. Il est avéré que 50 000 malades mentaux internés en hôpitaux psychiatriques sont morts de faim entre 1940 et 1944. Mais la polémique n'est pas tranchée : volonté délibérée des autorités de laisser mourir ces internés ou résultat de la désorganisation de l'État, de la pénurie de ravitaillement et du délaissement des malades de la part des soignants ? Dans le même temps, il n'a pas été constaté d'augmentation significative de la mortalité dans les hôpitaux généraux. Mais il s'est bien produit un phénomène redoutable, et il appartient aux historiens de le définir et d'en tirer les enseignements. Auront-ils ce courage ?

Source : Nazisme et handicap : la mémoire des victimes, Laurent Lejard, novembre 2005, Yanous (portail des handicaps).

IIlustration : Affiche des années trente pour le mensuel "Neues Volk", l'organe de presse du bureau des Affaires raciales du parti nazi. Texte de l'affiche : "Cet homme atteint d'une maladie héréditaire coûtera à la communauté 60 000 marks tout au long de sa vie. Citoyens, il s'agit aussi de votre argent." (orig : site "Nazi propaganda: 1933-1945") .

A voir : "Au nom de la science", un documentaire de Joe Berlinger, réalisé en 2006. En avril 2002, 750 cerveaux et têtes d'enfants ont été découverts dans les sous-sols de la clinique pour enfants de Vienne, la Spiegelgrund. Ces 750 enfants, âgés de quelques jours à une quinzaine d'années, ont été assassinés dans le cadre du programme d'euthanasie des nazis conduit par le docteur Heinrich Gross, commandant en second de la Spiegelgrund. Certains de ces enfants étaient trisomiques, d'autres handicapés, certains épileptiques, d'autres tout simplement… asociaux (!). Pendant plus de 40 ans après la guerre, le docteur Heinrich Gross a poursuivi ses recherches sur ces cerveaux d'enfants. Gross, aujourd'hui âgé de 86 ans, vit en homme libre en Autriche.

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