Les populations [des camps] de doivent pas pour autant ne pas être identifiées, et même si leur destin commun semble scellé entre les barbelés. Identification indique marquage, pour une stigmatisation spécifique. Jean Vigreux rajoute : "Le déporté porte sur son pyjama rayé le triangle ou l'étoile qui stigmatisent. C'est une hiérarchie raciste et sociale établie et voulue par les nazis. Chaque déporté en camp de concentration ou d'extermination était confronté à la mort. Mort par la faim, mort par épuisement, mort par les maladies, par les expériences médicales, par les tortures ou les exécutions sommaires. Ou encore la mort par les chambres à gaz".
Un marquage sur les vêtements s'élaborera en effet peu à peu pour les détenus en camp d'internement et de concentration. Dans son livre sur "l'organisation de la terreur" paru en 1995 aux éditions Calmann-Lévy, l'historien Wolfgang Sofsky note : "Avec la réorganisation des camps, la SS introduisit en 1936 un système de catégories permettant de caractériser les groupes de détenus. Sur la partie gauche de la poitrine et sur la jambe droite des pantalons on cousait, à côté du numéro du détenu, un triangle de couleur (...) Les 'adversaires politiques', la première catégorie à être entrée dans les camps, restèrent d'abord sans signe distinctif. C'est seulement en 1937 qu'on introduisit pour eux le triangle rouge". Il précise : "L'élément décisif pour la figuration des classes sociales était le système des classifications, la taxinomie des couleurs, des triangles et des signes distinctifs."
Les autres détenus "criminels" recevaient ainsi un triangle vert, les "asociaux" un triangle noir, les homosexuels un rose, les émigrés un bleu, les Tziganes d'abord un triangle brun puis noir. Les Juifs portaient l'étoile de David à six branches. Les étrangers, le plus souvent identifiés comme "politiques", avaient sur le triangle rouge l'initiale indiquant leur nationalité, un "F" pour les Français, un "P" pour les Polonais, un "S" pour les Espagnols. Les prisonniers placés en compagnie pénitentiaire étaient signalés par un point noir au sommet de leur triangle. Les détenus des convois "nuit et brouillard" étaient marqués de larges bandes rouges, portaient une croix sur le dos et, à droite et à gauche, les lettres "NN" (pour "Nacht und Nebel"), que l'on retrouvait sur les jambes du pantalon. Quant à ceux qui étaient soupçonnés de vouloir s'évader, ils étaient signalés par une cible rouge et blanc sur la poitrine et sur le dos, pour être visés par les mitraillettes au moindre mouvement de foule suspect, comme sur un stand de foire.
Mais ces codifications visuelles étaient finalement moins à l'usage des SS pour mieux identifier ces populations captives dans la gestion des camps que pour créer en permanence un différentiel entre les détenus et entretenir entre eux une méfiance par la visibilité, la mise en blason, oserions-nous dire, de ces différences sociales. Elles signifiaient également une hiérarchie de l'avilissement à disposition des kapos.
Le triangle rose, à la couleur de petite fille dans le but de ridiculiser la masculinité, se généralisera peu à peu dans les camps après que de nombreuses lesbiennes aient porté le triangle noir des asociaux ou que la barrette bleue ait marqué certains homosexuels, confondus avec les catholiques réfractaires, comme Pierre Seel dans le camp alsacien de Schirmek. D'autres étiquetages existèrent, encore plus infâmes : un témoignage recueilli dans les archives du Mémorial de l'Holocauste de Washington, celui d'Erwin Forly, tchèque déporté pour homosexualité à Auschwitz, parle d'un étiquetage spécial : "Certains premiers déportés homosexuels durent porter autour de leurs hanches un tissu jaune arborant un 'A' majuscule. Il représentait l'initiale de 'Arschficker', littéralement 'baiseur de cul'." Mais quand le triangle rose sera finalement adopté dans la plupart des camps, il ne sera pas pour autant un triangle comme les autres. Pour être plus visible de loin, il faisait trois centimètres de plus de côté que tous les autres triangles. Comme le dit Heinz Heger : "les pédés, il fallait les reconnaître de loin !"
Tout sur-marquage fait partie du fonctionnement du camp, cet espace captif où il est impératif pour survivre d'avoir plus stigmatisé que soi. Finalement, le plus grand marquage est entre hommes et sous-hommes, comme le décrit Wolfgang Sofsky : "Au sommet, l'opposition raciste entre l'être humain et les sous-hommes. Les Slaves, les Tziganes, les Juifs tendaient à ne pas être du tout considérés comme membres de la société humaine. Ils constituaient une catégorie placée en marge, sinon au delà de toute socialité. La persécution prenait ici le caractère d'une élimination systématique. Le critère racial dominait tous les autres. Un juif de Belgique ou de France également classé dans la catégorie 'opposant politique' ou 'criminel' était d'abord un juif (...) En bas de l'échelle de la déviation se tenaient enfin les '175', les homosexuels. Bien qu'ils n'aient pas représenté un risque politique, ils occupaient une position marginale analogue à la catégorie des 'sous-hommes'. Les opposants idéologiques et politiques, autant qu'ils aient pu être combattus par les SS, faisaient partie de la société du camp. On les opprimait mais on les redoutait aussi. On ne livrait pas de véritable combat, en revanche, contre les groupes marginaux des asociaux et des homosexuels : ils étaient anormaux, nuisibles, superflus. A eux, le pouvoir du camp n'octroyait que la moquerie, le mépris et la mort".
A partir de 1933, les camps de concentration de Dachau et d'Orianenburg reçoivent de nombreux homosexuels, dont de nombreux militants et d'autres qui avaient pris le risque de la visibilité, la torture et la délation faisant le reste. L'historien Eugène Kogon, chargé par les Alliés d'un rapport après le procès de Nuremberg et auteur de 'L'Etat SS', a pu identifier quant à lui d'autres destinations pour les homosexuels : "Concernant les transports vers les camps d'extermination tels ceux de Nordhausen, de Natzweiler ou de Gross-Rosen, les homosexuels fournissaient le plus fort pourcentage". Eugène Kogon rajoute : "Le camp avait cette tendance compréhensible de se séparer d'éléments considérés comme moins importants, de peu de valeur ou sans valeur".
Une cruauté spécifique et meurtrière concerne donc les homosexuels, que confirme l'autrichien Heinz Heger, détenu à Auschwitz : "Jusqu'en 1942, afin de réduire le nombre de prisonniers, il était usuel que chaque camp envoie à différents moments un contingent d'une centaine de déportés ou davantage vers les camps d'extermination où ces derniers étaient gazés ou injectés. Le choix de ceux qui devaient être liquidés relevait de la responsabilité du secrétariat du camp des prisonniers, à la tête duquel se trouvait le doyen. Lorsque celui-ci était un déporté politique, on a toujours pu constater que la plus grande partie des déportés envoyés à l'extermination était formée, et de loin, de déportés au triangle rose". De la sorte, les déportés pour homosexualité se retrouvaient par exemple dans la carrière de pierres de Buchenwald. Détenu au bloc 36, l'homosexuel Jaroslav Bartl témoigne : "Nous travaillons dans la carrières de pierres dans des conditions impossibles, sous les hurlements et les violences des contremaîtres, et sous la menace des fusils SS. Les blessures et les accidents mortels étaient quotidiens. Le kapo recevait chaque matin une liste de détenus, avec leur numéro, qui ne devaient pas rentrer".
Source : Les Oubliés de la Mémoire, Jean Le Bitoux, Editions Hachette Littératures, 2002.
Photo : Nomenclature des signes distinctifs des déportés.
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