La guenille
André Sarcq
A Jo et à Pierre Seel
Aux homosexuels massacrés par les nazis
---------
Prie, Seigneur,
prie-nous,
nous sommes proches.
Paul Celan,
Tenebrae (Grille de parole).
Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, de
personne
Paul Celan,
Psaume (La rose de personne).
Quand un homme couche avec un
homme comme on couche avec une
femme, ce qu'ils ont fait tous deux
est une abomination : ils seront mis
à mort, leur sang retombe sur eux.
Lévitique, XX, 13.
----------------------
Et ne nous prie plus
Dieu
ne nous prie plus
Ne tourne plus vers nous ta prière
autistique
car nous sommes coulés dans le
non
encastrés dans l'a
privatif
de nom
de linceul
et de mémoire
Notre mode n'est pas
d'être
n'a pas d'être
Notre mode
est l'apnée perpétuelle
d'une falaise de larmes
pétrifiées
l'apnée perpétuelle
d'un bloc brûlant de basalte sans bouche
l'apnée tombeau du cri
jamais jailli
jamais
Ne nous prie plus
Car nous n'avons que faire
de ta prière
car ton Amour
nous indiffère
Oui nous sommes là
bloc de bannis de la mémoire des justes
neige étrangère sous la neige des Juifs
neige noire
noire neige noircie des cendres
de la honte
neige salie
de la grenaille de l'offense
Nous sommes là
qui n'occupons nul espace
ne pesons rien dans nul espace
sous la neige vénérable des Juifs
des Tziganes et des Débiles
la neige retombée priante
ou non
la neige mêlée de fins cristaux de chair-
charbon
la neige lente et lourde infiniment
la neige lente et lourde éternellement
la neige fusillée
aux champs de tourbe noire-allemande
Ne nous prie plus
Ne nous prie plus c'en est assez
Amants des hommes effacés
des longs registres du martyre
nous piétinons dans un non-être
couvert des flots de notre sang
Notre sang monte à nos chevilles
Interminable troupe muette
pressée jusqu'à la résorption
nous migrons vers le point sans nom
qui abolira tous les noms
Et le chiffon
non la fleur
le lambeau non la rose
la guenille
la guenille souillée
la guenille de tombereaux d'âmes
la guenille agonie de personne et de
rien
la guenille couronne notre piétinement
Notre avenir parmi les hommes
est de n'être pas advenus
Notre avenir parmi les hommes est le
mutisme
de la couche supérieure des Juifs et des Tziganes
(fleuris au chaud entre nos ombres
O mémoire abolie
du tendre peuple des Débiles)
notre avenir a
privatif
est dans notre absence de fils
et la honte des survivants
est dans le silence qu'on garde
comme un fourreau froid au vacarme
sur notre triangle de sang
Nous fûmes les vivants du Livre
nous fûmes les honnis du Livre où racine
la flétrissure
rameau honni fûmes
broyés
avec notre racine dure
même chair et même hachis
mais dans la cendre et dans la
neige
les cristaux furent bien triés
la séparation
restaurée
l'honneur
bibliquement compté
Quels fils prendront quelle parole
prendront la sente d'une langue
greffée
dans notre bouche vide
Quels fils et sinon
quelle trace de notre ossuaire
quelle empreinte innombrable à nos corps
dévastés
Notre charnier rayonne d'un silence
insatiable
Amants des hommes
amants des hommes levez-vous
Et Dieu peut-être
nous prie
Dieu heureux de l'ordre
qui règne dans les familles
peut-être vers nous penche sa Trinité
Trois fois niés nous le nions
Nous nions sa prière
Nous la nions et renions enrochés dans
Schirmeck
Ici
Schirmeck
Alsace
Ici
abattoir éponyme
Ici
éternellement
un enfant
de dix-huit ans
hurle
la tête
dans un seau de fer-blanc
hurle
nu
au centre d'un carré d'esclaves
Un chien
fou
lui a arraché
le sexe
D'autres
le déchirent
de tous côtés
L'enfant
hurle
et son amant
parmi les esclaves
supplie
détruit supplie
qu'il meure
et l'emporte
en sa mort
loin du rire
des bourreaux
Ici
Schirmeck
éternellement
Ici
éternellement
Jo.
La Guenille, André Sarcq, Actes Sud, 1995 (reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur).
André Sarcq
A Jo et à Pierre Seel
Aux homosexuels massacrés par les nazis
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Prie, Seigneur,
prie-nous,
nous sommes proches.
Paul Celan,
Tenebrae (Grille de parole).
Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, de
personne
Paul Celan,
Psaume (La rose de personne).
Quand un homme couche avec un
homme comme on couche avec une
femme, ce qu'ils ont fait tous deux
est une abomination : ils seront mis
à mort, leur sang retombe sur eux.
Lévitique, XX, 13.
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Et ne nous prie plus
Dieu
ne nous prie plus
Ne tourne plus vers nous ta prière
autistique
car nous sommes coulés dans le
non
encastrés dans l'a
privatif
de nom
de linceul
et de mémoire
Notre mode n'est pas
d'être
n'a pas d'être
Notre mode
est l'apnée perpétuelle
d'une falaise de larmes
pétrifiées
l'apnée perpétuelle
d'un bloc brûlant de basalte sans bouche
l'apnée tombeau du cri
jamais jailli
jamais
Ne nous prie plus
Car nous n'avons que faire
de ta prière
car ton Amour
nous indiffère
Oui nous sommes là
bloc de bannis de la mémoire des justes
neige étrangère sous la neige des Juifs
neige noire
noire neige noircie des cendres
de la honte
neige salie
de la grenaille de l'offense
Nous sommes là
qui n'occupons nul espace
ne pesons rien dans nul espace
sous la neige vénérable des Juifs
des Tziganes et des Débiles
la neige retombée priante
ou non
la neige mêlée de fins cristaux de chair-
charbon
la neige lente et lourde infiniment
la neige lente et lourde éternellement
la neige fusillée
aux champs de tourbe noire-allemande
Ne nous prie plus
Ne nous prie plus c'en est assez
Amants des hommes effacés
des longs registres du martyre
nous piétinons dans un non-être
couvert des flots de notre sang
Notre sang monte à nos chevilles
Interminable troupe muette
pressée jusqu'à la résorption
nous migrons vers le point sans nom
qui abolira tous les noms
Et le chiffon
non la fleur
le lambeau non la rose
la guenille
la guenille souillée
la guenille de tombereaux d'âmes
la guenille agonie de personne et de
rien
la guenille couronne notre piétinement
Notre avenir parmi les hommes
est de n'être pas advenus
Notre avenir parmi les hommes est le
mutisme
de la couche supérieure des Juifs et des Tziganes
(fleuris au chaud entre nos ombres
O mémoire abolie
du tendre peuple des Débiles)
notre avenir a
privatif
est dans notre absence de fils
et la honte des survivants
est dans le silence qu'on garde
comme un fourreau froid au vacarme
sur notre triangle de sang
Nous fûmes les vivants du Livre
nous fûmes les honnis du Livre où racine
la flétrissure
rameau honni fûmes
broyés
avec notre racine dure
même chair et même hachis
mais dans la cendre et dans la
neige
les cristaux furent bien triés
la séparation
restaurée
l'honneur
bibliquement compté
Quels fils prendront quelle parole
prendront la sente d'une langue
greffée
dans notre bouche vide
Quels fils et sinon
quelle trace de notre ossuaire
quelle empreinte innombrable à nos corps
dévastés
Notre charnier rayonne d'un silence
insatiable
Amants des hommes
amants des hommes levez-vous
Et Dieu peut-être
nous prie
Dieu heureux de l'ordre
qui règne dans les familles
peut-être vers nous penche sa Trinité
Trois fois niés nous le nions
Nous nions sa prière
Nous la nions et renions enrochés dans
Schirmeck
Ici
Schirmeck
Alsace
Ici
abattoir éponyme
Ici
éternellement
un enfant
de dix-huit ans
hurle
la tête
dans un seau de fer-blanc
hurle
nu
au centre d'un carré d'esclaves
Un chien
fou
lui a arraché
le sexe
D'autres
le déchirent
de tous côtés
L'enfant
hurle
et son amant
parmi les esclaves
supplie
détruit supplie
qu'il meure
et l'emporte
en sa mort
loin du rire
des bourreaux
Ici
Schirmeck
éternellement
Ici
éternellement
Jo.
La Guenille, André Sarcq, Actes Sud, 1995 (reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur).
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