
Outrance héroïque de la liberté, dès 1917 et jusqu'en 1923, des manifestations révolutionnaires ont lieu, où des marcheurs et des marcheuses se dénudent pour défiler en tenue d'Adam et Eve, pour dire la simple vérité des corps. Des militants nudistes d'il y a un siècle surgissent de la sorte, en pleine rue à Moscou mais aussi à Petrograd, à Odessa ou à Saratov. Comme le commente Alain Sanzio : "Les manifestants s'y dévêtaient de toutes les hardes de l'ancien régime : haillons élimés des pauvres, oripeaux clinquants des nobles, ils jetaient aux quatre vents les popes, les Raspoutine, les corvées, la famille ancestrale, l'asservissement domestique des femmes." Pris de vertige, Lénine bloque, ne comprend plus, s'emporte. Il écrit en 1920 : "La révolution ne tolère pas de débordements orgiaques comme ceux qui sont chose normale pour les héroïnes et les héros décadents de d'Annunzio. Le dérèglement de la vie sexuelle est bourgeois, c'est une manifestation de la décadence (1)."
Une chape de plomb va vite retomber sur ce peuple en effervescence. Critique sur l'évolution des événements, Léon Trotski note dans La Révolution trahie : "Le motif le plus impérieux du culte actuel de la famille est sans nul doute le besoin qu'éprouve la bureaucratie d'une stable hiérarchie des rapports sociaux, et d'une jeunesse disciplinée par quarante millions de foyers servant d'appui à l'autorité et au pouvoir." Va être rétablie la répression homosexuelle et réhabilitée la version gréco-latine de la décadence par l'homosexualité, un mythe désormais partagé par Adolf Hitler et Joseph Staline. L'homosexualité signerait donc la fin des civilisations les plus emblématiques. La faiblesse théorique en la matière de la part des artisans d'un monde nouveau n'y résistera pas. Complice de ces amalgames, dans son célèbre ouvrage L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Friedrich Engels expédie la question en deux ligne définitives, invoquant l'antique civilisation gréco-latine : "L'avilissement des femmes eut sa revanche dans celui des hommes, jusqu'à les faire tomber dans la pratique répugnante de la pédérastie, se déshonorant eux-mêmes et déshonorant leurs dieux (2)".

Quant à Joseph Staline, il n'a pas bougé quand Adolf Hitler a déporté en priorité les membres du Parti communiste allemand. Par contre, sur le dossier homosexuel, ils se sont retrouvés. Il est loin le temps de la grande encyclopédie soviétique de 1930 qui remarquait : "Il faudrait résorber l'isolement des homosexuels dans une nouvelle collectivité." Apologue de "l'humanisme prolétarien" et chantre d'un régime qui se durcit de toutes parts, l'écrivain officiel Maxime Gorki fait un état des lieux concernant la jeunesse soviétique en 1937 : "Ce n'est pas par dizaines mais par centaines que l'on peut compter les faits confirmant l'influence destructrice et corruptrice du fascisme sur la jeunesse de l'Europe. Il est répugnant de citer tous les faits dans lesquels la bourgeoisie patauge de plus en plus volontiers. D'ailleurs, la mémoire se refuse à plonger dans cette boue." Après un couplet sur son antifascisme et son aversion pour l'antisémitisme, Gorki se fait soudainement saignant sur les homosexuels : "Dans les pays fascistes, l'homosexualité, ruineuse pour la jeunesse, fleurit partout impunément." On croit entendre Heinrich Himmler. Les homosexuels se retrouvent à nouveau dans le rôle du paillasson de l'Histoire. Satisfait de son analyse, Maxime Gorki conclut : "Dans les pays où le prolétariat s'est hardiment emparé du pouvoir, l'homosexualité a été déclarée crime social et sévèrement punie. Une histoire humoristique dit : "Exterminez les homosexuels, et le fascisme disparaîtra"." (5)
(1) Histoire de l'Homosexualité en Europe, Florence Tamagne, Seuil, Paris, 2000. (2) F. Engels, Editions sociales, 1971. (3) Une loi fédérale du 17 décembre 1933 fixe la réclusion pour homosexualité entre trois et huit ans. (4) Les Années de Tourmente, de Munich à Prague, Nicolas Werth, Flammarion, Paris, 1995. (5) Gai Pied, été 1980, dossier sur l'URSS.
Illustrations : (en haut, à gauche) Lénine ; (au milieu) Joseph Staline ; (en bas, à gauche) l'écrivain Maxime Gorki.
Texte : Les Oubliés de la Mémoire, Jean Le Bitoux, Hachette Littératures, Paris, 2002.
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