Les années de honte


"J'avais décidé de rayer de ma vie mon homosexualité. Mais peut-on s'empêcher de penser ? Il m'arrivait de me confesser, et j'étais bien obligé d'avouer quelques plaisirs solitaires. Le prêtre me demandait aussitôt :

- En pensant à qui ?

- A un garçon.

- Alors, je ne peux pas vous donner l'absolution.

- Mais enfin c'est une force face à laquelle je ne peux rien.

- Je suis désolé.

- Mais enfin, je suis un époux digne et un père responsable !

- Désolé. Vous êtes en état de péché grave. Pas d'absolution.

Ressortant du clair-obscur des églises et retrouvant la clarté de la ville, ses devoirs et ses tentations, je me sentais plus désemparé que lorsque j'y étais entré. A quoi cela servait-il donc ? Je rencontrai également un prêtre de la paroisse de la Trinité qui a beaucoup écrit sur l'homosexualité. Avec ce dernier, j'osai aborder la période de ma déportation pour homosexualité. Mais s'il ne me condamna pas, il ne me parla que de souffrance et de rédemption, ce qui ne m'aida pas davantage. Au terme de toutes ces déconvenues, je ne me suis plus jamais confessé.

(...) Je me disais que malgré tout j'avais fondé un foyer et retrouvé une certaine dignité professionnelle. Mais ce que je n'avais toujours pas dit était là, comme un os planté en travers de ma gorge. Un jour, lors d'un repas entre collègues, parlant de connaissances qui avaient été déportées, je m'enhardis jusqu'à dire que je l'avais été moi aussi. Immédiatement trois questions fusèrent alors, avides : "Où ? Pour quelle raison ? Vous touchez une pension ?" Plus tard, je dus souvent affronter ces mêmes questions. Comme ce n'était pas à Auschwitz, que c'était pour une raison que je taisais toujours et que je ne touchais pas de pension, le peu que je pus dire ne créa qu'un malaise et je regrettai mon audace maladroite. Je m'en retournai vite à mon silence, tentant à nouveau de me faire oublier.

Ma femme s'emportait parfois : pourquoi me refusais-je à remplir mon dossier de déporté pour obtenir une pension ? Cela aurait sensiblement amélioré notre quotidien. Nous aurions pu acheter une voiture et mes trajets professionnels auraient été moins épuisants. Le finances du foyer ne permettaient effectivement pas une vie très aisée. Et puis, ce n'aurait été que justice. Elle avait théoriquement raison ; mais elle se heurtait systématiquement à mon refus silencieux. Elle ignorait qu'il aurait fallu dévoiler la raison de ma déportation. Elle m'en voulut de ce refus obstiné et injustifiable.

(...) Une sensation de malaise plus général s'installa. Paralysé par toutes ces contradictions, j'avais l'impression que notre projet de bonheur nous échappait lentement, glissait peu à peu entre nos doigts. L'été, sur la plage, je regardais, presque désabusé, nos trois enfants jouer sur le sable. Aucun d'entre eux n'avait encore atteint dix ans. A mes côtés, leur mère les surveillait de loin. Elle semblait avoir renoncé à m'adresser la parole, comme si un reproche indicible creusait entre nous une distance irrémédiable. Moi, sous le soleil de nos vacances, je ne pouvais même pas me mettre en maillot de bain. Les séquelles de la guerre et de la déportation, à Schirmeck, étaient trop visibles sur mes jambes dont les veines avaient éclaté, comme des marques honteuses que je n'osais exhiber : je devais rester en pantalon comme un vieux monsieur alors que je n'avais pas encore atteint mes quarante ans.

Source : Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, Pierre Seel et Jean Le Bitoux, éditions Calmann-Lévy, 1994, pp. 135-138.

Photo : Pierre Seel, photographié en 1997 par Orion Delain.

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