Le premier but [des camps de concentration] - dont Himmler ne fut sans doute pas l'initiateur, mais l'organisateur conséquent - ce premier but était l'élimination de tout adversaire réel ou supposé du pouvoir national -socialiste. Isoler, diffamer, humilier, briser et anéantir, tels étaient les moyens employés par le régime de terreur. Plus on frappait dur, et mieux cela valait ! Plus radicales étaient les mesures et plus durable serait leur effet. Comme on l'a déjà dit, il n'était pas question de "justice" dans tout cela. Plutôt placer dix innocents derrière les barbelés que risquer de perdre de vue un véritable adversaire ! Cela produisait d'ailleurs aussitôt le résultat recherché : on épouvantait ainsi tous les autres. De cette façon, on pouvait espérer étouffer dans l'oeuf toute opposition, ne pas lui laisser le loisir de s'organiser, et, s'il devait arriver qu'elle se manifestât quelque part, lui enlever toute possibilité d'extension.
Allant jusqu'au fond des choses et poussant à l'extrême l'esprit de méthode propre aux Allemands, les cerveaux qui dirigeaient le SD (Sicherheitdienst - service de sécurité) - véritables incarnations des plus sinistres aspects du germanisme - avaient adjoint une série d'objectifs secondaires au but principal des camps. Les formations de "SS Têtes de mort" devaient y faire leur apprentissage de chefs. Elles devaient devenir les unités d'élite de la dureté. Pour cela, on réveillait tous les instincts de la haine, de domination et d'oppression, et on les chauffait à blanc dans les camps, par la pratique ou par l'exemple. Des spécialistes inexorables de la brutalité, désormais insensibles à toute émotion humaine, qui marchaient comme les derviches derrière les bannières flottantes de leur prophète, tandis que tombaient par milliers, à leurs côtés, les victimes de leur fanatisme - c'était cela qu'il fallait à Himmler, lorsqu'il s'agit non seulement de tenir la bride haute au peuple allemand, mais aussi d'établir son pouvoir sur un monde aux multiples aspects et sur toutes ses "races inférieures". A vrai dire, l'entraînement psychologique des "Têtes de mort" ne laissait rien à désirer.
On n'a jamais constaté au cours de l'histoire que la barbarie dont ont pu faire preuve des Allemands dégénérés n'eût pas été associée à de véritables idéaux. Voilà pourquoi Himmler et le SD se servirent des camps pour favoriser le prétendu congrès de l'humanité, grâce à des expériences scientifiques de grand style. Pourquoi ne pourrait-on pas dépecer tout de suite, en en retirant un profit, des êtres qui, de toute façon, étaient voués à l'extermination ? N'est-elle pas vieille comme le monde, cette idée d'avoir à sa disposition un nombre suffisant de criminels pour expérimenter sur eux l'effet nuisible ou curatif de certains poisons ? Dans les camps, les "criminels" se comptaient par dizaines de milliers. Et quel champ d'application idéal ! Une zone hermétiquement fermée à toute "sensiblerie humanitaire", où ne pourrait s'exercer le contrôle de savants mesquins et jaloux, où l'on ne serait pas arrêté par la difficulté de trouver des volontaires ... [...]
Mais, comme le SS ne se nourrissait certes pas seulement de ses idéaux humanitaires (pas plus que Goering ne s'est laissé détourner de ses solides intérêts matériels par son "Ordonnance pour la protection des grenouilles vertes en Allemagne"), on décida que les camps auraient un but secondaire, un peu plus réaliste, un peu plus pratique et plus immédiat : grâce à eux, on allait réunir et utiliser une main d'oeuvre composée d'esclaves, appartenant à la SS, et qui, aussi longtemps qu'on leur permettrait de vivre, ne devraient vivre que pour servir leurs maîtres. [...]
Cela dépasse de loin tout ce que l'on a pu voir dans l'Antiquité. Caton avait dit, en effet, qu'il fallait bien nourrir les boeufs et les esclaves, alors que la classe des maîtres de cette Allemagne a pu se permettre d'embrigader tout simplement de nouvelles masses d'esclaves lorsque l'effectif des anciens diminuait ou était épuisé. Et on alla jusqu'à ajouter à cela une garniture morale pour endormir complètement la conscience allemande déjà profondément anesthésiée : il s'agissait, disait-on, de donner le goût du travail aux "paresseux" et d'utiliser pour des travaux utiles des "malfaiteurs" politiques".
Plus cela durait, plus la SS a trouvé dans les camps de concentration un plaisir extraordinaire. C'est seulement par là que l'on peut expliquer ce fait que, même avant l'expansion du national-socialisme à travers l'Europe, le nombre des camps ne cessait de croître, au lieu de diminuer ou, tout au moins, de rester stationnaire. Si, comme l'affirmaient sans cesse Hitler et Goebbels, la communauté national-socialiste du peuple allemand était devenue plus sincère et plus forte d'année en année, il eût été impossible que le nombre des ennemis de l'intérieur s'accrût. En réalité, les camps de concentration ont entièrement réalisé, en compagnie d'autres facteurs et circonstances, la tâche principale qui leur avait été assignée : l'opposition contre le régime devint de plus en plus faible. Les camps se seraient éteints si la Gestapo ne s'était contentée d'arrêter que les adversaires déclarés du régime. Mais, ce que l'on a appelé les "buts secondaires" (effrayer la population, utilisation de la main d'oeuvre d'esclaves, maintien des camps comme lieu d'entraînement et terrain d'expérimentation pour la SS), ces buts étaient venus peu à peu au premier plan, pour ce qui est des véritables raisons d'envoi dans les camps, jusqu'au jour où, la guerre déchaînée par Hitler, envisagée et préparée par lui et par la SS d'une façon toujours plus systématique, provoqua l'énorme développement des camps. Mais comme la guerre elle-même, cette extension a fini par prendre des proportions telles que le régime ne fut plus de taille à lui tenir tête. A la fin, la SS, avec ses propres camps, a marché presque consciemment à sa perte.
Source : L'Etat SS, le système des camps de concentration allemands, Eugen Kogon, 1946. Europäische Verlagsanstalt, F. am Main 1947, Edition de la Jeune Parque 2004, Collections Points (Histoire) - Seuil.
Illustration : Eugen Kogon déposant devant le tribunal de Nuremberg, en 1946 (source :USHM).
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