Les triangles roses

Il n'a jamais été possible de savoir le nombre exact d'homosexuels disparus dans les camps de concentration hitlériens. Nous ne connaissons de manière sûre que les statistiques des procès légaux en Allemagne, mais échappent à tout recensement les exécutions sommaires (à partir du début de la guerre), les rafles directes dans tous les pays européens, et les envois sans jugement, y compris en Allemagne, d'homosexuels directement acheminés sur les camps. De plus, les archives de ces camps ont souvent été détruites lors de l'avancée des troupes Alliées. Mais le principal obstacle est bien sûr le refus, à la Libération, de toutes les autorités Alliées de prendre en considération le problème des "triangles roses". Et la peur qui a poussé les victimes, comment leur donner tort, à cacher le plus souvent la vraie raison de leur déportation, s'il s'agissait d'homosexuels. Après tout, jusque dans les années soixante, un tel aveu, en Allemagne comme en Angleterre, ne leur aurait valu en principe qu'une nouvelle condamnation pénale.

Eugen Kogon, dans son livre L'Etat SS (1), rappelle les marques distinctives des groupes minoritaires en camp : "Triangle rouge pour les dissidents politiques, vert pour les criminels de droit commun, mauve pour les sectes religieuses, marron pour les Tziganes et rose pour les homosexuels". Le triangle était répété deux fois, sur le côté gauche de la veste et sur le côté droit du pantalon, pour mieux désigner les homosexuels aux persécutions des autres détenus.

La seule répression légalisée, c'est-à-dire les condamnations par les tribunaux allemands en vertu du paragraphe 175 " amélioré ", concerne environ 50 000 personnes. En examinant les statistiques, on constate que la moyenne des condamnations, un millier par an jusqu'en 1934, passe alors à cinq mille, puis dix mille par an de 1936 à 1940. Les homosexuels ainsi condamnés, après avoir purgé leur peine "civile" de prison, prenaient ensuite automatiquement le chemin des camps à leur "libération". En cas de condamnation pour récidive, la justice avait d'abord pris soin de les faire castrer.

A partir de 1940-1941, il y a une forte baisse des condamnations légales. Il ne s'agit évidemment pas d'une soudaine clémence, mais d'un changement dans les méthodes, désormais plus expéditives. Dès avant la guerre, un nombre inconnu d'homosexuels allemands avaient été envoyés directement en camp par le canal de la Gestapo, réorganisée en 1936 par Himmler, l'un des plus acharnés persécuteurs d'homosexuels du régime nazi. Himmler, favorable à l'exécution de tous les "dégénérés ", appliqua une sentence de mort immédiate à tous les employés de son propre ministère suspects d'homosexualité. Dans l'armée aussi, l'épuration se fit sans procès ni formes.

Entre 1936 et 1939, plusieurs dizaines de milliers d'homosexuels ont donc été envoyés directement en camps. Le théoricien nazi sur la question fut le Dr Rudolf Klare, qui a écrit L'Homosexualité et le Châtiment, et affirmé : "Seule une sévérité impitoyable peut amener à la pureté." Il faut rappeler que l'extermination des minorités par les nazis a commencé, bien avant la guerre, par les fous, les incapables sociaux, tous ceux que concernait, avant même une décision politique, l'eugénisme de la médecine nazie. Tel est aussi le cas des homosexuels.

Lors de la réorganisation de la Gestapo, Himmler, qui avait pris une part personnelle à l'exécution de Röhm et des deux cents victimes de la Nuit des longs couteaux, confia à la IIe division le soin particulier de la chasse aux homosexuels. C'est à ses ordres personnels qu'on doit le classement des détenus homosexuels en camps de niveau trois, camps de la mort réservés à eux, aux Juifs et aux Tziganes.

En 1937, le journal de la SS estime le nombre d'homosexuels allemands à deux millions d'individus, et exige leur liquidation. La répression extralégale prit alors une grande ampleur - tous les homosexuels connus de la police antérieurement à la création du IIIe Reich furent déportés. Rien qu'à Berlin, le fichier en question contenait 20 000 noms datant d'avant la prise de pouvoir par Hitler. A partir de 1940 s'y adjoignirent les homosexuels des fichiers des pays occupés.

Le travail forcé, les expériences médicales, notamment les essais de brûlures sur des sujets vivants pour tester les bombes au phosphore, décimaient les rangs des "triangles roses". D'après la discipline des camps de niveau trois, ils n'avaient pas le droit de tomber malades : leur admission à l'hôpital des camps était interdite. Tomber malade, c'était donc signer son arrêt de mort.

La haine des gardiens nazis pour les déportés homosexuels est connue. Ils s'acharnaient avec une violence particulière sur les ex-prostitués. Mais d'une façon générale, ils jugeaient que les "triangles roses" présentaient un danger de contamination très grave. Cette haine fut parfois portée jusqu'à l'absurde - dans un camp, de jeunes détenus condamnés pour vol ayant été logés, faute de place, dans les baraquements des "triangles roses", les gardes SS, choqués dans leur moralité à l'idée d'un tel voisinage, firent à ces jeunes déportés des injections mortelles de morphine. Entre homosexuels et autres déportés il fallait maintenir une infranchissable barrière.

Rudolf Höss, commandant du camp de Sachsenhausen, puis de celui d'Auschwitz, écrit dans ses mémoires : "A Sachsenhausen, on voulait séparer les homosexuels des autres. Ils devaient travailler jour et nuit . Rares sont ceux qui en sont sortis. C'était un véritable moulin à os."

Jean Danet, citant Michel Foucault, écrit que le camp de concentration est imaginairement un mixte de l'hôpital et de la basse-cour. Il est censé participer au plan de régénération de la race, de la sélection pour repeupler l'Allemagne en sujets sains. Les expériences médicales pratiquées dans les camps rappellent cette dimension : à Ravensbrück, "stages de guérison" pour homosexuels, le plus souvent mortels. A Buchenwald, un médecin danois essayait, avec le soutien de Himmler, les injections massive d'hormones mâles.

Expériences sadiques ou extermination déguisée, la médicalisation de l'homosexualité trouve là sa dernière expression, d'une terrible ironie. Le lien de l'hygiène sociale soviétique à la médecine tueuse des camps nazis, c'est bien celui de la Science, même caricaturale, science des comportements, science marxiste, science nazie. Car de la théorie de l'homosexualité comme dégénérescence chère à Kraft-Ebing, le maître d'Hirschfeld, jusqu'à l'eugénisme hitlérien, en passant par le "péril social" soviétique, court un même fil teint de sang.

(1) L'Etat SS, le système des camps de concentration allemands, Eugen Kogon, 1946. Europäische Verlagsanstalt, F. am Main 1947, Edition de la Jeune Parque 2004, Collections Points (Histoire) - Seuil.

Source : Race d'Ep !, de Guy Hocquenghem, Editions Libres/Hallier, Paris, 1979.

Photo : Guy Hocquenghem

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