La castration forcée de Friedrich-Paul von Groszheim

Friedrich-Paul von GroszheimLes années vingt, qu'on appelle aussi l'Age d'Or des Années Vingt, furent pour moi une période merveilleuse. En disant cela, je ne me méprends pas sur les problèmes de ces années : le chômage, la paupérisation rampante et la radicalisation politique. [...] A Lübeck, on se rencontrait à l'Eldorado. En fin de semaine, grâce aux trains modernes à impériale, je me rendais souvent à Hambourg. L'après-midi, je faisais les boutiques du centre ville, puis j'allais au Pavillon de l'Alster. La galerie qui ornait ce dernier était notre lieu de rendez-vous, que nous appelions "la colline chaude"..

[...] Contrairement à beaucoup de ses contemporains, Friedrich-Paul von Groszheim se rend pleinement compte, au début des années trente, du danger imminent que représente la montée du national-socialisme en Allemagne : "En 1933, j'avais 26 ans, et le premier cabinet d'Hitler m'apparaissait déjà comme quelque chose de grave. Je craignais que nous n'ayons à endurer ce personnage durant une période plutôt longue."En 1934, il prend conscience de l'immédiateté du danger qui le menace personnellement : "Après qu'Ernst Röhm, le chef de file des SA, ouvertement homo, fut assassiné sur ordre d'Hitler, pour nous, les pédés de Lübeck, une chose devenait claire, c'est que cela n'était qu'un début ! A alors germé quelque chose de l'ordre de la solidarité. Des simples tapineurs jusqu'aux pédés aisés, on se disait : "Quoi qu'il advienne à présent, il faudra bien nous serrer les coudes..."

"[En 1936], peu après les Jeux Olympiques de Berlin, une descente eut lieu dans notre maison, tout à fait par surprise. [...] On découvrit chez moi une pile de photos de garçons et on les remit à la police des moeurs."

"Mais, avant même qu'il s'ensuivit quoi que ce soit de cet événement, le 23 janvier 1937 on assista à l'une des rafles d'homosexuels les plus importantes de toute l'époque nazie. Ce jour-là, 230 pédés furent appréhendés à Lübeck. Quant à moi, on m'arrêta à l'aube, dans mon lit. Aucun d'entre nous n'avait été surpris en flagrant délit. Ce sont essentiellement les SS qui ont mené toute l'action, avec l'aide d'un mouchard que nous connaissions tous. Il était lui-même pédé et se promenait souvent le long de la Trave où il dénichait ses contacts. Je n'avais jamais rien fait avec lui, mais je le connaissais de vue."

"Ce qui se produisit ensuite, vous ne pouvez l'imaginer aujourd'hui. Nous fûmes tout d'abord emmenés à la prison de Lübeck. Les véritables interrogatoires ne commencèrent qu'en février. C'est alors que nous fûmes transférés au "Magasin de laine", c'est à dire à la centrale de la Gestapo, située près de la cathédrale de Lübeck. Là, j'étais dans une cellule glaciale, pleine d'excréments et d'urine. J'avais toujours sur moi les vêtements légers que je portais lorsqu'on m'avait arrêté. A plusieurs reprises ont vint me chercher, et j'eus droit à de terribles passages à tabac. On nous sommait de nous dénoncer mutuellement... Je n'ai pas crié, car, pour rien au monde, je ne voulais laisser voir à ces gens mon talon d'Achille... Une fois, ils m'ont tordu le cou, il y a eu un tel craquement au niveau de ma vertèbre cervicale que j'ai pensé : cette fois, c'en est fait de moi... Les coups et la trique, ça allait jusqu'à ce que le sang gicle..."

"Après cela, on nous rejetait dans l'immonde cellule, toutes nos plaies ouvertes exposées à la saleté. Je ne pouvais même pas m'allonger car tout mon corps me faisait souffrir. Une fois, j'ai demandé l'assistance du brigadier : "Pourriez-vous m'aider à panser mes plaies ?" Me toisant de toute sa hauteur, il s'est contenté de répondre : "Je ne vois rien !" Cette mentalité était typique, c'était celle du parfait nazi..."

"En novembre 1937, je fus condamné à neuf mois de prison pour infraction à l'article 175 qui réprimait l'homosexualité masculine. Comme j'avais déjà écopé de dix mois de détention préventive, je fus, après pourparlers, effectivement relaxé. Mais il va de soi que mon existence était ruinée, car je ne pouvais plus m'occuper de mes affaires de négoce. Je dois ajouter que la majorité de la population était clairement du côté des nazis. Les gens trouvaient cela parfaitement judicieux de procéder enfin à un "nettoyage" parmi les pédés. Pour nous, il n'y avait aucune compassion, rien."

"Dès 1938, je fus à nouveau arrêté, cette fois en pleine rue. J'étais tout à fait seul, complètement livré à moi-même. Ces humiliations et tourments constituent la période la plus terrible de ma vie. Le 25 novembre 1938, je fus soudainement libéré, mais on s'empressa d'ajouter : "Soit vous vous faites castrer, soit on vient vous chercher à nouveau !" L'opération fut réalisée le 15 décembre 1938.


Source : La Déportation des Homosexuels, onze témoignages, Allemagne 1933-1945, Lutz van Dijk, éditions H&0, 2000.

Photo : Friedrich-Paul von Groszheim

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