Un mythe bien préservé

En mai 1933, les nazis mettent à sac l'Institut Hirschfeld de Berlin : dix mille livres brûlés, cinquante ans de recherches détruits, et l'exil de M. Hirschfeld, la déportation de Kurt Hiller, son bras droit; 1933, c'est aussi l'incendie du Reichstag et l'accusation portée contre van der Lubbe d'en être l'homosexuel incendiaire. Van der Lubbe, "agent du complot bolchevique dans la presse nazie, il est un trouble homosexuel, tenu par d'obscurs chantages, aux yeux des communistes et des démocrates", rapporte Guy Hocquenghem dans Race d'Ep ! qui souligne que l'accusé "subit la loi de l'échange entre les propagandes dont les homosexuels sont à l'époque les victimes".

Quelques mois plus tard, le 30 juin 1934, c'est la Nuit des longs Couteaux, l'assassinat de deux cents SA, dont Röhm.Les mesures qui suivront seront sévères : le 22 février la prostitution est interdite, le 23 mars les bars et les hôtels homosexuels sont fermés, le 3 mars la pornographie est interdite. Durant le mois de mars de la même année commence la campagne contre les homosexuels, les juifs, les noirs et les jaunes. Une loi est votée imposant la stérilisation de tous les homosexuels, schizophrènes, épileptiques, drogués, hystériques, aveugles et malformés de naissance. En 1935, rapporte Victor Norton, "cinquante-six mille personnes furent ainsi traitées". C'était l'anéantissement des mouvements homosexuels, la chape de plomb nazie s'étendait complètement sur l'Allemagne. Un an plus tard, Hitler ouvrait les Jeux Olympiques avec la participation des puissances occidentales...Qu'en est-il de cette fameuse légende "homosexualité et fascisme", si propice au silence permanent ? Röhm le nazi, chef des SA, l'homosexuel notoire, fut même soutenu par Hitler lorsqu'il eut l'audace en 1925 d'intenter un procès à un gigolo qui l'avait volé. On dit même qu'il tenta de s'opposer au paragraphe 175. Sans doute y avait-il de nombreux homosexuels parmi les SA, mais après tout si des chefs nazis étaient homosexuels, "le théoricien officiel du racisme nazi, Rosenberg, était bien juif... Mais on n'a jamais pensé à le reprocher au peuple d'Israël", écrit fort justement Hocquenghem dans Race d'Ep !. Les déclarations du parti nazi et celles d'Hitler qui suivirent la Nuit des longs couteaux sont révélatrices des véritables sentiments d'Hitler. Ainsi, quand l'armée de Röhm atteindra plusieurs centaines de milliers d'hommes en 1932, Hitler y verra une réelle menace, d'autant que les idées de Röhm ne correspondaient pas à celles des gros bailleurs de fonds du parti. Il tentera de faire assassiner Röhm par l'intermédiaire du juge du parti, Walter Buch. Le complot échoue, mais aboutira deux années plus tard à Bad Wessee, le 30 juin 1934, la Nuit des longs couteaux.

Les personnes ou les groupes qui reprennent cette légende ne font que perpétuer les premières attaques menées contre les homosexuels. Les nazis avaient trouvé que l'Internationale était noyautée par les juifs. Les soviétiques des années trente verront beaucoup d'homosexuels dans la rangs nazis. C'est l'époque - 1933 - où Maxime Gorki écrit dans l'Humanisme Prolétarien : "Dans les pays fascistes, l'homosexualité ruine la jeunesse et fleurit sans punition (...) Il y a déjà un slogan qui circule en Allemagne : Eliminez les homosexuels et le fascisme disparaîtra." Les potentats du Kremlin nouvelle mouture appliquent la formule efficacement. En mars 1934, une violente campagne anti-homosexuelle est lancée, dirigée par Kalinine qui assimile les homosexuels à des criminels sociaux. Un décret est signé par Kalinine lui-même, rendant les rapports intimes entre individus de sexe masculin passibles d'une peine de prison de trois à huit ans. Une grande rafle est dirigée à travers tout le pays, la police secrète arrête les homosexuels à Moscou, Odessa, Leningrad, Kharkov et dans d'autres grandes villes, et les déporte en Sibérie. Trois mois plus tard, Hitler organise la Nuit des longs couteaux comme pour se laver des accusations de la présence d'homosexuels dans les rangs nazis; de la même manière les campagnes antisémites se déclencheront en URSS. Communistes ou non communistes reprennent encore cette thèse plus ou moins inconsciemment, du lien entre homosexualité et fascisme, entretenant en cela le silence qui frappe toujours les déportés au Triangle Rose.

Source: Histoire d'un génocide oublié, Jean-Pierre Joecker, éditions Persona, Paris, 1980.

Aucun commentaire: