Un incident sans conséquences...

J'avais dix-sept ans, et je savais bien que je prenais un risque à fréquenter ce square situé entre le lycée et la maison familiale. Nous nous y retrouvions avec quelques camarades à la fin des cours. Pour bavarder entre nous. Pour attendre aussi l'inconnu qui saurait nous séduire. Ce jour-là, dans les bras d'un voleur, j'ai senti ma montre quitter mon poignet. J'ai crié. Il s'était déjà enfui. J'ignorais que cet incident banal allait faire basculer ma vie et l'anéantir.

J'étais un jeune homme élégant, à la mode dite "zazou". Nous n'étions pas nombreux, à Mulhouse, à être zazous. Nous étions habillés avec raffinement plutôt qu'avec insolence. Nos cravates sophistiquées et nos gilets avec liseré demandaient beaucoup de recherches. Pour les dénicher, il nous fallait fréquenter quelques rares magasins du centre-ville, dont la succursale de Mode de Paris qui recevait de temps à autre ces effets de la capitale. Nos cheveux devaient être très longs et figés sur le crâne avec de la gomina "à la Tino Rossi", puis devaient se rejoindre au niveau de la nuque en larges pans plaqués l'un sur l'autre. Là encore, seuls quelques coiffeurs exécutaient ces contraintes dans les règles. Cette mode était ruineuse, mais je pouvais me l'offrir. Dans les rues de la ville, les passants nous suivaient du regard, intrigués ou réprobateurs. Etre "zazou" signifiait aussi une tendance douteuse à la coquetterie. Il s'agissait de l'assumer.

(...) Je rendais visible ma différence, mon particularisme par cet engouement pour la mode "zazou". Le confessionnal n'entendait plus la chronique de mes émotions. J'avais renoncé à évoquer le plaisir et l'amour à ces oreilles sélectives et dirigistes. Je pratiquais mon homosexualité. Bientôt, mes discussions avec les autres jeunes habitués du square Steinbach m'apprirent l'existence, sur une grande place du centre-ville, d'une salle en étage au-dessus d'un café-concert construit sous Louis-Philippe. Cette salle avait un billard en son centre. Mais il n'en était que le prétexte. A l'abri des regards indiscrets, des relations se nouaient entre les jeunes que nous étions et des moins jeunes, sans que la question de l'argent intervînt de quelque manière que ce fût.

Ces rencontres se produisaient à l'heure de l'apéritif. Au rez-de-chaussée, une clientèle huppée, bercée par un petit orchestre, ignorait tout des moments de plaisir que nous nous offrions au-dessus de leurs têtes. Loin d'être amoureux, ces échanges étaient uniquement sexuels. Cette clandestinité convenait parfaitement aux grands bourgeois homosexuels de la ville qui, une fois la porte refermée à clef, pouvaient tranquillement assouvir leurs désirs. Puis ils redescendaient dans la salle du rez-de-chaussée, saluaient quelques connaissances, et rejoignaient leur voiture où parfois un chauffeur patientait. La bourgeoisie locale les tenait en forte estime et choisissait d'ignorer les quelques rumeurs malveillantes les concernant.

Lorsque ma montre me fut volée dans le square Steinbach, la perte de ce cadeau auquel j'étais très attaché me mortifia. Mais j'eus surtout peur des réactions de mes parents et de mes frères. Que leur répondre s'ils venaient à s'apercevoir de cette disparition ? Je ne pouvais pas leur dire la vérité. En désespoir de cause, je me rendis au commissariat de police pour signaler le vol.

Le commissariat central de Mulhouse se trouve à l'arrière de l'hôtel de ville. Je fus courtoisement reçu. Mais quel ne fut pas mon embarras lorsqu'au fur et à mesure des questions et des réponses nécessaires à l'établissement de la déclaration, l'officier de police, réalisant la signification du lieu et de l'heure tardive, se fit de plus en plus soupçonneux. Je rougis mais je voulus établir la vérité de l'incident. Le délit était le vol, pas ma sexualité. Il me fit signer ma déposition et la classa.

Mais au moment de me relever pour le quitter, il me fit rasseoir. Puis il se mit brutalement à me tutoyer. Serais-je content si mon père, à la réputation intègre dans la ville, venait à apprendre où traînait son fils de dix-sept ans au lieu d'être à la maison ? Je ne souhaitais créer aucune ombre à la bonne réputation de ma famille. Je commençai alors à pleurer. Des larmes de honte ou de vexation d'avoir été piégé, je ne sais plus. En tout cas, je réalisai trop tard la naïveté de ma démarche. L'officier de police, après m'avoir humilié et fait peur, finit par se faire plus rassurant : Pour cette fois-ci, rien ne transpirerait de cette affaire compromettante ; il me suffirait à l'avenir de ne plus fréquenter ce lieu mal famé. Puis il me libéra. Entré au commissariat en tant que citoyen volé, j'en ressortais homosexuel honteux.

L'incident n'eut effectivement pas de conséquences familiales et sociales immédiates. Le voleur ne fut jamais retrouvé, et je gardai de cet épisode un simple souvenir de malaise. J'ignorais que mon nom venait de s'inscrire dans le fichier de police des homosexuels de la ville et que, trois ans plus tard, mes parents apprendraient ainsi mon homosexualité. Et surtout, comment imaginer que j'allais, à cause de cela, tomber dans les griffes des nazis ?

Source: Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, écrit en collaboration avec Jean Le Bitoux, éditions Calmann-Lévy, 1994, pages 11 à 25.

Photo : Pierre Seel, photographié en 1997 par Orion Delain.

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