Des dégénérés à éliminer



Les discours homophobes atteignirent leur apogée sous le régime nazi. En dépit d'une certaine imagerie homoérotique et des liens entretenus par la SA avec les milieux homosexuels, l'arrivée au pouvoir de Hitler signa la destruction de la scène homosexuelle allemande. L'élimination de Röhm lors de la Nuit des longs couteaux, en 1934, servit de prétexte à l'organisation d'une répression systématique de homosexualité masculine. C'est Heinrich Himmler qui développa la rhétorique anti-homosexuelle nazie, mêlant aux stéréotypes traditionnels une analyse spécifique liée à la survie de la race aryenne. Dans son discours adressé aux généraux SS du 18 février 1937, il distinguait les « vrais » homosexuels de ceux qui avaient été « séduits », et qui pourraient, selon lui, être « guéris ». D'où son intérêt durant la guerre pour les expériences « médicales » (traitement psychiatrique, hormonal, castration), dont il espérait qu'elles permettraient de renvoyer les homosexuels sur le front sans risque de «contagion». Himmler, en effet, établit, après d'autres, un lien entre homosexualité et dépopulation, « corruption » et décadence . « Mais ce n'est pas leur vie privée: le domaine sexuel peut être synonyme de vie ou de mort pour un peuple, d'hégémonie mondiale ou de réduction de notre importance à celle de la Suisse. » L'homosexualité est, selon lui, une importation étrangère, conséquence du mélange des races. De fait, les liens entre les homosexuels et les Juifs avaient été soulignés dès les années vingt et Magnus Hirschfeld avait été une cible privilégiée des attaques nazies.

Bien que dans Le Mythe du XXe siècle (1930), Alfred Rosenberg s'en prît indifféremment à « l'homme efféminé » et à « la femme émancipée », le saphisme bénéficia d'une relative indulgence de la part du régime nazi. L'homosexualité féminine ne fut pas criminalisée, alors que le § 175 fut renforcé en 1935, et les lesbiennes échappèrent, dans l'ensemble, aux persécutions. Ce désintérêt à l'égard du lesbianisme s'expliquait par la position inférieure dans laquelle étaient tenues les femmes dans le système nazi. La sexualité féminine était perçue comme uniquement passive et le rôle de la femme devait se résumer à celui d'épouse et de mère. Les « Dix commandements du mariage allemand » publiés par le ministère de l'intérieur du Reich en collaboration avec l'Office de l'hygiène populaire et l'Office racial du parti nazi, insistaient tout particulièrement sur la nécessité de la procréation: « Celui qui reste célibataire et sans descendance, sans raison absolument convaincante, interrompt cette chaîne des générations. Ta propre vie n'est qu'un phénomène passager; la race, le peuple sont éternels. L'héritage spirituel et corporel fête sa résurrection dans les enfants. » La femme se devait d'incarner l'idéal de « l'ange du foyer », et abandonner, jusque dans l'esthétique, toute prétention à l'indépendance: « Les gens cherchent à nouveau des formes féminines puissantes, épanouies, pleines d'une naturelle santé, un type de femme allemande dont la fière beauté mentale et physique incarne la sainte fertilité et la volonté de vivre du peuple allemand. » Dans la perspective nazie, l'homosexuel n'avait pas de valeur sociale. S'il refusait de se plier aux exigences de la nation allemande (se marier, faire des enfants), s'il constituait en outre un facteur de risque en tant que prostitué, pédophile ou simplement récidiviste, il devait être éliminé. Le 14 mai 1928, à Munich, le NSDAP avait exprimé publiquement son opinion sur la question . « Il n'est pas nécessaire que vous et moi vivions, mais il est nécessaire que le peuple allemand vive. Et il ne peut vivre que s'il a la volonté de combattre, car vivre est un combat. Et il ne peut combattre que s'il se comporte en homme. [...] Celui qui pense à un amour homosexuel ou lesbien est notre ennemi! [... ] Le plus fort a raison et le plus fort s'opposera toujours au plus faible. Aujourd'hui, nous sommes les plus faibles, mais nous veillerons à redevenir les plus forts.»

Dès 1933, les bars homosexuels furent fermés, les mouvements et les revues interdits. La persécution des homosexuels n'allait cesser de s'intensifier, prenant la forme de règlements de compte (contre l'Église catholique et l'état-major en 1937), de campagnes d'épuration (dans la SS et la Hitlerjugend) et conduisant entre 5 000 et 15 000 homosexuels dans les camps de concentration, où la plupart trouvèrent la mort. L'entre-deux-guerres fut marqué par l'imbrication nouvelle de l'art « moderne » et d'une sensibilité « gaie » qui débordait largement les milieux homosexuels. L'aquarelle de Charles Demuth Distinguished Air (1930) résume brillamment ce tournant dans les représentations : un couple homosexuel, constitué d'un marin et d'un homme du monde négligemment enlacés, contemple Princesse X, de Brancusi, sous l'oeil appréciateur d'un visiteur, visiblement plus intéressé par les attributs avantageux du matelot que par ceux de la femme qui l'accompagne. La visibilité nouvelle de l'homosexualité dans les arts et les lettres, qui avait fait croire à la victoire des forces de progrès, n'était cependant qu'un leurre. Ce qui semblait le début d'une lente mais inexorable marche vers l'acceptation et la reconnaissance allait régresser dès les années trente. Après la guerre, l'horreur des « triangles roses » serait tenue secrète, par peur et par honte, au moment où le conservatisme des années cinquante annonce le retour des valeurs morales, le triomphe de l'hypocrisie et du conformisme.


Source : Mauvais Genre ? Une histoire des représentations de l'homosexualité, Florence Tamagne, Collection Les Reflets du Savoir, éditions EdLM, 2001.

Photo : Franz dans le Rhin, de Herbert List (1929)

Illustration : Charles Demuth, Distinguished Air, 1930, aquarelle, 16 3/16 X 12 1/8 in.

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