Négation, dénégation : la question des triangles roses

On ne saurait, à proprement parler, évoquer un quelconque négationnisme en ce qui concerne l'histoire de la déportation des homosexuels par les nazis, tant cette histoire a été essentiellement tue, oubliée, différée. En cela, elle a été moins niée avec toute la force d'une négation qu'esquivée, déplacée, rendue toujours plus impertinente, par l'insidieux d'une dénégation.

A cet égard justement, cette histoire, ou plutôt cette (non-)histoire, apporte peut-être un éclairage nouveau sur la nécessité de la critique du négationnisme actuel et du combat à mener à son encontre. Comme si le rapport douloureux et complexe des communautés homosexuelles à leur mémoire pouvait donner, à un certain niveau, l'image réelle et désolante de ce qu'il adviendrait du rapport des communautés juives à leur propre mémoire, au cas où le projet négationniste parviendrait à ses fins : communautés proscrites dans leurs prétentions mêmes à exister comme telles, communautés usant du signe même de son odieux marquage pour se désigner elles-mêmes – le triangle rose –, signe renvoyant moins lui-même à un savoir qu'à son absence et au seul souvenir de cette absence, communautés enfin vouées à nouveau à la mort dans le silence et dans l'indifférence quand de nouveaux malheurs, certes d'une tout autre nature, s'abattent sur elles — et du sida alors il devrait être question. Comme si, encore, cette (non)-histoire de la déportation des homosexuels marquait l'horizon espéré de toute stratégie négationniste, dans la mesure où la négation, sous couleur de révision, apparaît toujours comme un pis-aller : on essaie de nier le jour où on ne peut plus dénier. Autrement dit, on peut se demander si s'interroger sur cette (non)-histoire n'oblige pas, indirectement aussi, à s'interroger sur le projet même des négationnistes : d'une part, ne doit-on pas penser que la dénégation d'un crime contre l'humanité est, à maints égards, bien pire que sa seule négation, dans la mesure où l'acte de nier, à la différence de celui de dénier, confère encore une existence, bien que toute négative, à l'objet qu'il nie ? D'autre part, et peut-être surtout, ne peut-on pas estimer que le négationnisme, dans la pensée d'extrême-droite, n'est qu'un objectif tactique, mais que le véritable but stratégique est de parvenir à rendre possible une véritable dénégation, c'est-à-dire de véritablement tuer la mémoire et l'histoire ?

C'est seulement, en effet, du fond d'une part d'une histoire positive, constituée d'archives, de témoignages, de recoupements, de décomptes, et d'autre part d'une mémoire vive qui la nourrit autant qu'elle repose sur elle, que l'on peut affirmer : ces prétendus révisionnistes n'en sont point, ce ne sont que de purs et simples négationnistes. Et cette démarche est la bonne, aussi bien historiquement que politiquement. Mais à regarder de plus près la technique d'argumentation de M. Faurisson et consorts, on remarquera qu'il s'agit en fait moins là d'une technique de négation que, justement, d'un travail de dénégation, ou plus exactement d'un travail tendant à rendre possible à terme la dénégation : mise en doute systématique de tout fait positif, renvoi continu au camp adverse de la charge de la preuve, exigence hyperbolique concernant cette même preuve, primat exorbitant accordé à la critique sceptique au détriment de toute détermination historique, recherche maniaque des erreurs possibles dans l'établissement des faits, bref sapage des fondements mêmes de tout savoir positif à partir d'une perversion des moyens d'investigation propres à ce même savoir. Les négationnistes disent moins, en tout cas quand ils cherchent un tant soit peu de respectabilité, "la Shoah n'a pas eu lieu" que "nous n'en savons rien et on ne pourra pas le savoir, donc rien ne sert d'en parler". La logique d'une telle démarche est claire : permettre, pour rendre le discours d'extrême-droite à nouveau respectable ou tout au moins audible, à la dénégation de la Shoah de pouvoir résister à l'épreuve du réel qu'offre la science historique. En bref : faire de la mémoire de la Shoah l'analogue de la mémoire de la déportation des homosexuels, la mémoire morte d'une (non)-histoire.

A rebours, on doit donc se demander si la lutte contre le négationnisme n'aurait pas tout intérêt à la fois à comprendre comment un tel silence sur le sort des homosexuels sous le Troisième Reich a pu être possible pendant près de cinquante ans autant dans nos démocraties occidentales que dans les pays de l'Est, et à chercher à le conjurer aujourd'hui par la constitution d'une histoire digne de ce nom sur la question. Car on ne défend pas la mémoire en acceptant qu'elle demeure hémiplégique, comme on ne saurait prétendre édifier une histoire scientifique du nazisme en la condamnant à demeurer partielle. Le nazisme fut un système global de répression et de "purification" de la vie sociale ; son histoire doit l'être autant.

1. Ce que nous savons

Avant de réfléchir sur les raisons de la dénégation et du silence qui ont régné de l'après-guerre à nos jours sur le massacre de milliers d'homosexuels par les nazis, il est nécessaire de rappeler le peu que l'on peut et que l'on doit savoir, en dépit du peu de documents, de témoignages et d'études disponibles, particulièrement en France[1]. On ne peut, certes, fournir aujourd'hui de chiffres exacts sur l'ampleur des persécutions, sur le nombre des déportés « triangles roses » et sur le nombre des homosexuels morts dans les camps. Il est d'ailleurs probable, eu égard aux lacunes des sources, que des chiffres précis ne pourront jamais être établis. Pour autant, les quelques travaux d'historiens sérieux dont on dispose sont suffisants pour rappeler un certain nombre de faits et d'approximations fiables quant à l'ampleur et à la systématicité des exactions commises à l'égard des homosexuels.

Il est d'abord évident que l'on ne saurait, à propos des homosexuels, parler de "solution finale" ou même d'extermination systématique. On relèvera à cet égard quatre traits distinctifs :

- Premièrement, le nombre d'homosexuels morts dans les camps est de toute évidence sans rapport avec le nombre de juifs qui y furent exterminés. Le chiffre extravagant de plus d'un million d'homosexuels morts dans les camps a été propagé sans aucun fondement[2]. En regard du nombre d'homosexuels en Allemagne dans les années 30, que l'on peut grossièrement évaluer entre 500 000 et un million, les études sérieuses dont on dispose estiment le nombre d'homosexuels internés dans les camps à environ 10 000 (en tout cas dans une fourchette allant de 5 000 à 15 000), dont 60% environ n'ont pas survécu (soit entre 3 000 et 9 000 morts, probablement autour de 6 000)[3]. A ces chiffres, il conviendrait d'en ajouter d'autres, que nous ne sommes pas en mesure de préciser ici : la politique nazie de lutte contre l'homosexualité fit des victimes hors des camps, en particulier dans l'armée en temps de guerre[4]. Il est également probable qu'un certain nombre d'homosexuels – mais combien ? – furent assassinés dans le cadre de l'extermination des malades mentaux. Même à défaut d'avancer un chiffre pour ces deux catégories, il n'en demeure pas moins que le nombre total d'homosexuels morts en raison de leur homosexualité est de l'ordre, au minimum, d'une dizaine de milliers, et au maximum de quelques dizaines de milliers. C'est, aussi bien en valeur absolu que proportionnellement, incomparable avec le fait de la Shoah[5].

- Deuxièmement, il n'y eut pas de décision ou de décret explicite visant à organiser la liquidation physique de tous les homosexuels, en ce sens pas d'équivalent à la nuit de Wannsee ou à un Nacht und Nebel Erlass . Dans la panoplie de mesures mises en oeuvre pour “éradiquer” l'homosexualité, la justice pénale continua de jouer un rôle prépondérant et l'internement en camp ne fut pas, loin s'en faut, systématique. Nombre d'homosexuels furent condamnés à de lourdes peines de réclusion, mais seule une fraction d'entre eux fut envoyée en camp à l'issue de leur peine de prison[6]. On sait ainsi, d'une part, que de 1933 à 1943 les tribunaux (hors tribunaux militaires) condamnèrent pour homosexualité entre 50 000 et 63 000 personnes; d'autre part que la Gestapo, pour les seules années 37 à 39, traita environ 95 000 dossiers d'homosexuels, dont 25 000 furent ensuite condamnés, et enfin que différentes administrations ou institutions, locales comme centrales, détenaient des fichiers recensant de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers d'homosexuels. Ces chiffres recouvrent pour partie les mêmes personnes, mais on peut toutefois affirmer qu'au minimum une centaine de milliers d'homosexuels furent à un moment ou à un autre identifiés comme tels par l'appareil répressif nazi. En regard de ce chiffre, celui de 5000 à 15000 déportés montre à l'évidence, tout comme d'ailleurs la multiplicité des fichiers mais l'absence de fichage systématique au niveau central, que les nazis ne s'engagèrent pas, à l'encontre des homosexuels, dans la voie de l'extermination systématique. Contrairement à l'appartenance religieuse ou ethnique pour les juifs et les tziganes, l'orientation sexuelle à elle seule, c'est à dire indépendamment des actes de la personne, ne signifiait pas automatiquement la mort, et le rôle des camps s'inscrivait dans un répertoire de sanctions graduées, procédant ainsi davantage d'une logique de contrôle social – incluant le cas échéant l'anéantissement physique – que d'une logique d'épuration raciale – exigeant systématiquement l'anéantissement physique.

- Troisièmement, toujours dans cette logique, il faut noter que les homosexuels déportés ne furent pas, de façon expresse, envoyés dans les "camps d'extermination" (les camps classés III dans la classification nazie du 2 janvier 1941). Classés originellement parmi les droits communs, ils furent répartis, de façon assez indéterminée, dans les trois niveaux de camps, mais majoritairement dans les camps situés sur le territoire du Reich, qui n'étaient pas des camps d'extermination. En ce sens, à la différence des Juifs et des Tziganes, la déportation des homosexuels ne conduisait pas aux chambres à gaz.

- Quatrièmement, enfin, la politique anti-homosexuelle nazie ne visa jamais à traquer tous les homosexuels d'Europe. Elle concerna par principe les homosexuels allemands ou considérés comme allemands dans les territoires annexés ou rattachés au Reich – tels entre autres les autrichiens, les alsaciens et certains lorrains[7]. L'homosexualité, pour les mêmes raisons qui justifiait aux yeux des nazis qu'elle fut combattue dans les populations allemandes, n'avait pas à l'être au sein de populations non-allemandes, dont elle ne pouvait que contribuer à précipiter le déclin.[8] Les homosexuels non-allemands ne furent expressément visés par la répression nazie qu'en cas de relations impliquant un ou des partenaires allemands.[9]

Que l'on ne puisse, donc, parler de "solution finale" ou de "génocide" à l'égard des homosexuels ne minimise en rien l'horreur du crime commis à leur encontre. Il s'agissait bien, là aussi, d'un "crime contre l'humanité", commis là aussi au nom de la défense de la race (dans l'imaginaire nazi, les Juifs et les Tziganes menaçaient la race aryenne de corruption, les homosexuels la menaçaient d'extinction), et commis là encore dans un luxe inouï de barbarie. D'après les rares témoignages qui sont aujourd'hui accessibles, il semblerait que les homosexuels connurent dans les camps des humiliations et des exactions, de la part des nazis et des kapos, voire de certains autres déportés, parfois bien supérieures à celles des autres déportés : viols, coups, exclusions, défiance généralisée, expérimentations médicales (notamment la monstrueuse et particulièrement létale castration par rayons X, ou encore les traitements aux hormones) ; et il semblerait ainsi que bien peu d'entre eux purent sortir vivant des camps[10]. Même si le crime commis à l'encontre des homosexuels fut quantitativement et systématiquement "moindre" que celui commis à l'encontre des juifs et des tziganes (car, aussi douloureux que cela puisse être, on ne combat pas le négationnisme en refusant les distinctions, même dans l'horreur), on ne saurait donc le considérer comme un "détail de l'histoire", comme ce fut pourtant globalement le cas dans l'historiographie officielle de ces cinquante dernières années. On sait bien d'où vient l'expression de "détail de l'histoire", et on sait tout aussi bien à quel résultat elle mène et sur quelle logique elle repose.

2. Racines et relais d'une dénégation

Pour comprendre l'attitude de dénégation de la déportation homosexuelle, de la simple ignorance jusqu'aux réactions violentes de rejet à l'égard des rares et souvent tardives tentatives de survivants ou d'associations homosexuelles pour revendiquer la reconnaissance de la déportation des triangles roses, il importe en premier lieu de considérer que la criminalisation de l'homosexualité, ou à tout le moins sa pathologisation, a fait l'objet avant comme après le Troisième Reich d'un puissant consensus social. La permanence dans la société allemande, pour ne parler que d'elle, des réflexes de rejet “épidermique”, mais surtout de l'idée d'un péril homosexuel (pour l'État, pour la Nation, pour la jeunesse, pour la morale) qui justifierait sa répression par la puissance publique, a ainsi conféré à la politique de persécution menée par les nazis un caractère quasi anodin. Les homosexuels, déjà criminalisés sur le plan juridique, clandestins socialement ou diffamés publiquement dès qu'ils devenaient visibles, purent être persécutés à la fois discrètement et sans que, de toute manière, cela choque grand monde et soit susceptible de provoquer des résistances dans la population.

Il en va de même après la guerre : dès lors que la répression publique de l'homosexualité faisait toujours consensus, le sort des homosexuels sous le Troisième Reich, quelle que fut par ailleurs la condamnation des méthodes concentrationnaires, se dilua dans celui des détenus de droit commun. Le fait que les nazis s'en fussent pris aux homosexuels en tant que tels n'avait en quelque sorte rien de national-socialiste en soi, sinon par la violence des méthodes employées, et paraissait comme pleinement justifié et non spécifique sur le fond. La doctrine nazie en matière d'homosexualité, si elle sut intégrer et exploiter l'argumentaire et les réflexes homophobes traditionnels, ne se réduisit pourtant ni dans son discours, ni dans ses pratiques, à un simple héritage. Sans déboucher sur une “solution finale”, le national-socialisme n'en formula pas moins une véritable “question homosexuelle” qui représentait non une préoccupation marginale, mais bien un enjeu majeur, obsessionnellement développé dans le discours, de la mise en oeuvre du contrôle sexuel sur lequel reposait le projet de régénération de la communauté raciale. C'est pourtant ici sur les continuités qu'il faut insister : le passage de la condamnation de l'homosexualité du domaine de la morale publique à celui de l'hygiène raciale fut aisé. Un examen succinct des dispositions juridiques anti-homosexuelles et du discours homophobe dominant dans l'Allemagne d'avant 1933, puis de l'apport proprement national-socialiste, enfin de son héritage dans les deux États allemands après 1945, met en lumière quels principaux mécanismes d'exclusion contribuèrent à effacer le crime après avoir contribué à le permettre.

2.1. 1871-1935 : le § 175, première version

Si la répression de l'homosexualité, à l'origine de nature avant tout religieuse, est repérable depuis le Moyen-âge,[11] sa codification juridique moderne remonte, pour l'Allemagne, à l'instauration d'un code pénal unifié lors de la création de l'Empire en 1871. Principal instrument et symbole pendant plus d'un siècle d'une criminalisation des relations homosexuelles masculines entre adultes consentants, le §175 du nouveau code prévoyait, jusqu'à ce qu'il soit reformulé dans un sens plus répressif par les nazis en 1935, que “la débauche contre-nature, telle que pratiquée entre des personnes de sexe masculin, ou entre des personnes de sexe masculin ou féminin et des animaux, est passible d'emprisonnement. La dégradation civique peut également être prononcée.”

Au cours de l'élaboration de ce nouveau code, la pertinence d'une appréhension pénale de l'homosexualité fit débat. Alors que certains Länder disposaient déjà d'une législation de ce type et souhaitaient la voir étendue, un autre courant, ouvert à l'émergence d'un discours médical et psychiatrique sur la question, tenta de plaider, en vain, la compétence du médecin contre celle du juge. Le parti de la criminalisation, qui comprenait notamment le royaume de Prusse, fit prévaloir un argument politique promis à une très longue carrière : “même dans l'hypothèse où la suppression de cette disposition pénale pourrait être légitimée du point de vue de la médecine (…), la conscience que le peuple a du Droit ne condamne pas ces actes comme un simple vice, mais comme un crime (…) ; le législateur ferait une erreur blâmable de soustraire de la loi pénale la condamnation des personnes qui pêchent d'une telle manière contre la loi naturelle.[12] Ce type de recours aux sentiments, à la conviction profonde ou à l'instinct d'une opinion publique majoritaire ou supposée telle, érigé à l'occasion en principe supérieur aux lois ou à la raison scientifique, est une constante dans les discours répressifs tout au long du XXè siècle, de l'extrême droite au mouvement ouvrier révolutionnaire. Là où la justice nazie se réclamait en dernière instance, par delà les lois, du gesundes Volksempfinden, sorte de saine conscience instinctive que le peuple a de toute chose, le pouvoir communiste en RDA, quant à lui, justifiait dans les années 50 le maintien de l'héritage juridique de 1871 et d'une partie de l'héritage nazi de 1935 en invoquant le risque d'une Verletzung des Sittlichkeitsgefühls der Werktätigen – le risque de “blesser” le “sentiment moral des classes laborieuses”.

Avant 1933, toutefois, la jurisprudence restreignait l'application § 175 aux seules pratiques sexuelles “analogues au coït”, dont il était difficile d'apporter la preuve si elles avaient lieu en privé et sur la base d'un consentement mutuel. Sans être négligeable, le nombre des condamnations se limitait à quelques centaines par an. L'effet le plus ravageur du § 175 était d'exposer en permanence les homosexuels, réduits à la clandestinité, aux tentatives de chantage de la part de partenaires peu scrupuleux.[13] Dans le domaine public, le § 175 devint une arme très efficace en politique pour diffamer et neutraliser l'adversaire par la menace d'un procès. Les “scandales homosexuels” défrayèrent régulièrement la chronique, de l'affaire Krupp[14]. à l'affaire Röhm, exploitant et entretenant les préjugés homophobes de l'époque.

Dans le même temps, et surtout à partir de l'instauration de la république, une importante subculture homosexuelle se développa dans les grandes villes et un mouvement anti-discrimination s'organisa avec pour premier objectif l'abrogation du § 175. L'impact et la visibilité de cet engagement furent suffisamment importants pour amener les partis politiques influents à se positionner. En 1929-1930, la commission parlementaire chargée d'élaborer une refonte du code pénal se pencha sur le § 175 et en proposa, sur l'impulsion en particulier des communistes, relayés par des sociaux-démocrates et une partie du centre et des libéraux, la suppression pure et simple. La réforme n'eut pas le temps d'aboutir, mais le débat qu'elle avait suscité fut l'occasion pour le NSDAP d'annoncer ses positions ultra-répressives en la matière : “(…) quiconque songe à des amours entre deux hommes ou deux femmes est notre ennemi. Nous refusons tout ce qui émascule notre peuple et en fait le jouet de ses ennemis, car nous savons que la vie est une lutte, et que c'est folie de penser que les hommes soient un jour tous frères. Le droit est celui du plus fort. Et le plus fort s'imposera toujours au plus faible. Nous sommes aujourd'hui les plus faibles, mais faisons que nous redevenions les plus forts! Nous n'y parviendrons que par la discipline des moeurs. Nous rejetons donc toute débauche, avant tout les amours entre hommes, car elle nous déroberait notre dernière chance de jamais libérer notre peuple des chaînes de l'esclavage qui l'accable.” [15] De même, un article paru en 1930 dans le Völkischer Beobachter, organe du NSDAP, en réaction à la proposition d'abrogation du § 175 évoquée précédemment, fait figure de programme : “(…) mais ne croyez pas que nous, allemands, laisserons de telles lois un seul jour en vigueur quand nous auront accédé au pouvoir... Sans tarder, nous qualifierons juridiquement toutes ces pulsions malignes qui, nées d'âmes enjuivées, contredisent le dessein divin de la Création par des relations physique avec des animaux, des partenaires incestueux ou du même sexe. Nous les qualifierons pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire de répugnantes aberrations dignes des Syriens, des crimes de la plus grave espèce, que l'on doit appréhender par la corde ou le bannissement”.[16]

L'engagement des communistes et des sociaux-démocrates contre le § 175 fut de courte durée.[17] Rapidement, face à la montée en puissance du NSDAP, puis ensuite dans l'exil, les communistes comme les sociaux-démocrates n'hésitèrent pas à sacrifier leurs positions libérales au profit d'une propagande violemment homophobe jugée plus populaire. La figure de Röhm fournissait une cible idéale que la presse de gauche, notamment social-démocrate, attaqua sans discontinuer de 1931 à 1933, reprenant à son compte l'argumentaire anti-homosexuel des nazis eux-mêmes pour dénoncer la duplicité du NSDAP. Le discours antifasciste, particulièrement dans l'exil, continua de façonner une véritable légende du nazi homosexuel et de l'homosexuel nazi[18], sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir, et qui rendit peu audible dans l'après-guerre la voix des quelques rares antifascistes qui tentèrent de renouer avec la tradition émancipatrice qui avait prévalu un temps sous Weimar.

2.2 La version national-socialiste du § 175

Les nazis entreprirent dès 1933 – et non après la “nuit des longs couteaux”, comme il a pu souvent être dit – leur travail de terreur à l'égard des homosexuels, fermant les bars, interdisant toute organisation, orchestrant de massives campagnes de propagande anti-homosexuelle, et surtout multipliant les razzias de police et les exactions physiques dans les lieux de rencontre. Sur un plan juridique, la mainmise des nazis sur la justice permit une application zélée d'abord du § 175 existant, puis d'une nouvelle version à compter de 1935.

La nouvelle législation stipulait désormais :

§ 175

(1) Un homme qui se livre ou se prête à des actes de débauche contre-nature avec un autre homme est passible d'une peine d'emprisonnement.

(2) Envers l'un des prévenus, dans le cas où celui-ci est âgé de moins de 21 ans au moment des faits, et à condition que les faits qui lui sont reprochés soient de nature particulièrement bénigne, le tribunal peut renoncer à prononcer une peine.

§ 175 a

Est passible d'une peine de réclusion pouvant aller jusqu'à 10 ans, ou d'une peine de détention d'un minimum de 3 ans en cas de circonstances atténuantes :

(1) Un homme qui contraint un autre homme à se prêter ou à se livrer à des actes de débauche contre-nature par la violence ou en exerçant une menace effectivement susceptible de porter atteinte à l'intégrité physique ou à la vie de ce dernier.

(2) Un homme qui convainc un autre homme de se prêter ou de se livrer à des actes de débauche contre-nature en abusant des liens d'autorité, de dépendance contractuelle ou de supériorité hiérarchique qui l'unissent à ce dernier.

(3) Un homme âgé de plus de 21 ans qui détourne une personne de sexe masculin de moins de 21 ans en tant qu'il se livre ou se prête avec cette personne à des actes de débauche contre-nature.

(4) Un homme qui se livre ou se prête à des fins vénales à des actes de débauche contre-nature, ou qui racole à cette fin.

Ce nouveau texte, combiné à une réinterprétation en particulier de la notion de “débauche”, durcissait considérablement la pratique judiciaire. Nous retiendrons ici deux conséquences majeures de cette évolution :

- En premier lieu, l'élargissement du champ des actes réprimés par la loi : il n'était plus besoin de prouver l'accomplissement d'”actes analogues au coït”, ni qu'il y ait “accomplissement” (éjaculation). Devenaient ainsi répréhensible tout acte à caractère sexuel (masturbation réciproque ou non, toutes formes d'attouchements, baisers, caresses, etc.), y compris ce qu'on pourrait désigner comme des comportements d'approche : propositions, paroles, gestes ou regards considérés comme équivoques. En outre, le § 175 simple s'appliquait désormais aux mineurs de moins de 21 ans, le tribunal pouvant toutefois renoncer à prononcer une peine.

- En second lieu, parmi les qualifications aggravantes introduites par le § 175a, on notera celle prévue à l'alinéa 3 : contrairement aux deux premières, qui protégeaient une victime non-consentante, celle ci punissait très lourdement des relations entre partenaires consentants. Cette disposition n'épargnait d'ailleurs pas des poursuites au partenaire de moins de 21 ans, qui tombait sous le coup du § 175 simple. Pour le partenaire majeur, outre la peine de réclusion, un casier judiciaire comportant une condamnation au titre du § 175a augmentait fortement la probabilité d'une “détention préventive” ultérieure en camp de concentration.

2.3 Le maintien du § 175 de 1935 dans l'après-guerre

Après 1945, les homosexuels allemands n'encouraient plus le péril mortel des camps, mais n'en demeurèrent pas moins considérés comme des criminels par la loi autant que par la masse de la population. A l'Ouest comme à l'Est, l'homosexualité demeura un délit, en sorte que les triangles roses survivant ne purent faire valoir leur droit à être reconnus comme anciens déportés et victimes du national-socialisme.

La RDA abrogea en 1950 le § 175 simple de 1935, mais au profit d'un retour à sa formulation antérieure de 1871, et décida de maintenir le § 175a introduit par les nazis. L'application de cette législation anti-homosexuelle semble toutefois avoir été assez limitée. L'homosexualité fut, en RDA, moins activement réprimée, sauf à être ostensiblement affichée, que totalement passée sous silence. Mais la menace de la loi, le contrôle exercé par le parti et l'État sur tout média d'expression publique ainsi que sur toute forme d'organisation, enfin la muette injonction au silence qu'intimait aux homosexuels la pesante morale sexuelle socialiste des années 50, furent autant d'éléments qui dissuadèrent les anciens triangles roses de témoigner, serait-ce même en privé, et qui en tout cas les privèrent des moyens de le faire publiquement. Une réforme du § 175 intervint en 1968 et dépénalisa l'homosexualité entre adultes consentants, tout en maintenant une discrimination entre homosexuels et hétérosexuels en matière de majorité sexuelle. Ce ne fut qu'à la fin des années 70 et surtout dans les dernières années de la RDA que purent émerger timidement quelques groupes homosexuels, pour certains “abrités” par l'Église évangélique. Un certain engagement du pouvoir dans la deuxième moitié des années 80 en faveur d'une meilleure “intégration des homosexuels dans la société socialiste” se traduisit finalement par la suppression en 1988 des derniers vestiges du § 175, faisant disparaître toute forme de distinction homo/hétérosexuel du droit de la RDA. L'amorce d'un mouvement homosexuel toléré par le régime, cas au demeurant unique dans les pays de l'Est, permit à quelques groupes d'entreprendre, à une échelle très modeste, de constituer des fonds d'archives, de recueillir des témoignages et d'interroger l'histoire locale de leur communauté.

En RFA, si le système politique et économique permit en particulier à des groupes ou encore à une presse homosexuelle d'exister discrètement dès après la guerre, la situation juridique fut encore pire qu'en RDA, puisque la RFA, en dépit d'un avis défavorable des puissances occupantes, reprit sans modification dans son code pénal et maintint jusqu'en 1969 la version national-socialiste du § 175. Le paragraphe ne resta pas inutilisé dans une Allemagne s'employant, sous la houlette de sa majorité chrétienne-démocrate, de commuer les séquelles du passé nazi en respectabilité conservatrice. Des procès pour homosexualité eurent lieu dans les années cinquante au cours desquels des rescapés triangles roses furent condamnés à la prison sur la base de la même loi qui les avaient précédemment conduit dans les camps, et parfois par les mêmes juges. Les différents recours en cassation ou jusque devant la cour constitutionnelle déposés par les prévenus ou par des associations, furent systématiquement rejetés. Dans un arrêt de 1957, la cour constitutionnelle statua sur le caractère “non-typiquement national-socialiste” du paragraphe instauré en 1935, et reprit pour en justifier la maintien une série de thèses développées à l'époque par les juristes nazis.[19] Plusieurs tentatives de réforme législative, portées par l'opposition social-démocrate et par les libéraux, échouèrent de la même façon devant la très ferme volonté des gouvernements Adenauer puis Erhard de maintenir le paragraphe[20]. Ce n'est que grâce à l'éviction des chrétiens démocrates qu'une réforme en deux temps put avoir lieu en 1969 et 1973, comparable à celle de 1968 en RDA, et ce n'est qu'en 1994, après la réunification et à l'instar de la réforme de 1988 en RDA, que disparurent les dernières dispositions discriminatoires relatives à la majorité sexuelle.

3. Hypothèses sur les raisons d'une dénégation

On ne saurait comprendre la logique et l'accroissement des thèses négationnistes d'aujourd'hui sans la lier, d'une façon ou d'une autre, à certaines formes d'antisémitisme et au renouveau spectaculaire des groupes d'extrême-droite ces quinze dernières années. De la même façon, on ne saurait comprendre la dénégation qui effaça pendant près de cinquante ans de la mémoire historique et collective le crime que les nazis commirent à l'égard des homosexuels sans la lier à une homophobie globale et persistante, malgré la guerre, dans la plupart des pays occidentaux. Mais c'est sans doute là où la question de cette dénégation croise de la façon la plus intriguante la question du négationnisme actuel : une telle dénégation n'eut pas besoin de la remontée récente des groupes d'extrême-droite pour s'imposer, comme "naturellement", dès l'immédiat après-guerre. Autrement dit, la dénégation de crimes contre l'humanité, et c'est sans doute là sa dimension la plus pernicieuse, n'eut même pas besoin d'une extrême-droite forte pour exister. Ce qui donne alors à penser : le principal danger des négationnistes n'est sans doute pas tant qu'ils parviennent à leurs fins explicites, mais qu'ils rendent possibles, au-delà même des succès ou des échecs de la logique politique qui sous-tend leur projet, une nouvelle forme de dénégation de la Shoah, comparable, à un certain niveau, à celle que subit la mémoire des homosexuels. Et c'est aussi en cela que la mémoire de la Shoah a nécessairement partie liée avec celle de la déportation des homosexuels.

Qu'il soit évident que la dénégation de ce crime provienne en grande partie d'une homophobie perdurante n'implique pas que l'homophobie l'explique entièrement. Deux faits objectifs permettent en effet, à un premier niveau, de l'expliquer. D'abord, l'ampleur des crimes commis : il est assez logique que dans l'effarement qui saisit, au moins le grand public, à la libération des camps, une sorte de perception globale du fait concentrationnaire éclipsa le sort spécifique des différentes catégories de déportés, à plus forte raison celui de catégories comme les tziganes et les homosexuels, marginales à la fois sur le plan numérique et social, aussi bien dans qu'à l'extérieur des camps. Pour des raisons autrement complexes et d'ailleurs variables selon les pays, la prise de conscience de la spécificité de la Shoah fut elle-même tardive, mais peut-être d'autant plus écrasante qu'elle avait la violence d'un retour du refoulé. La “découverte” de l'ampleur du crime commis contre les juifs tendit sans doute, là encore, à éclipser la perception de crimes moins “massifs” – mais n'explique pas pour autant que cette éclipse dure encore aujourd'hui. Ensuite et surtout, il est un second fait, celui là propre à la perception du sort des homosexuels, qui tient à l'ambiguïté qui régna longtemps et qui règne encore autour de la question des relations entre nazisme, camps et homosexualité. Il y a là en fait deux problèmes. Le premier, déjà évoqué, est celui qui touche à une certaine image homosexuelle qui colla aux nazis avant leur accession au pouvoir, et plus essentiellement encore après la guerre. Avant, elle était essentiellement due à la fois à la critique de la morale "bourgeoise et bigote" à laquelle avait pu se livrer Hitler dans Mein Kampf, et aux scandales, largement exploités par la presse de gauche, liés à l'homosexualité quasi-déclarée de Röhm. Même si, dès juin 1934, la "nuit des longs couteaux" y mit bon ordre, si l'on peut dire, les milieux antifascistes continuèrent de cultiver cette image au point que l'équation “nazi = homosexuel” devienne un lieu commun bien ancré à la libération et perceptible jusqu'à aujourd'hui. On se souvient des Damnés de Visconti, même si on oublie, généralement et dans le même temps, le sort réservé à la fin du film au héros Martin, jeune nazi homosexuel, et la subtilité avec laquelle Visconti traite de cet engagement nazi. Il n'y a en fait pas grand chose à dire là-dessus, si ce n'est qu'effectivement, oui, il y eut des nazis homosexuels, mais que la façon dont ils purent gérer psychologiquement et matériellement l'homophobie déclarée et virulente du NSDAP n'a aucune importance ici : certains d'entre eux furent exécutés, d'autres non, mais dans tous les cas ce ne furent pas eux les triangles roses. Au moins dès 1934, et ce n'est globalement là qu'une clause de style, il était impossible de se déclarer à la fois nazi et homosexuel.

Le second problème est autrement complexe et délicat car il tient à la fois aux nombreux traumatismes que connurent dans les camps les déportés hétérosexuels, à la suite de viols et d'autres sévices sexuels, et à la rancoeur qu'ils purent parfois conserver contre tous les déportés qui se prostituèrent auprès des Kapos ou des SS pour sauvegarder quelques chances de survie. Mais, premièrement, rien ne dit que ces déportés qui se prostituèrent "homosexuellement" étaient davantage des triangles roses que d'autres types de déportés ; secondement, ces différentes formes de sévices ne furent en rien commises par ces mêmes triangles roses, qui étaient en position de parias parmi les parias dans tous les camps où ils furent déportés ; troisièmement, enfin, il serait odieux d'imaginer que, parce qu'homosexuels, les triangles roses aient pu moins souffrir que les autres déportés des viols et des sévices sexuels qui furent commis à leur encontre[21]. Autrement dit, ici encore, même si ces deux "paramètres objectifs" permettent d'expliquer une certaine éclipse de la déportation des homosexuels dans l'immédiat après-guerre, ils ne permettent en rien de comprendre comment une telle éclipse a pu durer pendant près de cinquante ans.

Il faut donc revenir aux mécanismes de l'homophobie "traditionnelle" pour comprendre comment une telle dénégation a pu se maintenir à ce point et pendant si longtemps. L'histoire de l'homophobie, ici, n'est pas comparable avec celle de l'antisémitisme, au sens où elle n'a pas atteint la violence de l'antisémitisme nazi qui conduisit à la solution finale, mais aussi au sens où, à la fois logiquement et paradoxalement du même coup, elle ne fut jamais levée et continua à être socialement acceptable; moins revendiquée par les nazis —bien que là encore, les discours et les menaces de mort abondent—, elle n'en fut que moins condamnée par la suite. Jusqu'à permettre à l'ancien résistant et à l'ancien collabo de qualifier d'un même élan l'homosexualité —jusque dans la France des années 1960 et 1970!— de "fléau social", expression douloureusement analogue à celle communément utilisée par les nazis de Volksseuche. De ce fait, les homosexuels eurent bien du mal, pour user d'un euphémisme, à se faire reconnaître comme victimes du nazisme, même parmi les anciens déportés. Et le fait est sans doute ici essentiel : on ne lutte pas contre une entreprise de négation ou de dénégation, ou au moins on lutte mal, tant que l'on ne trouve pas d'alliés venant du dehors mais capables de défendre la vérité et la justice à rendre aux victimes, quelles qu'elles soient.

Certes aujourd'hui, et malheureusement mais aussi inévitablement, la mémoire de la Shoah est politiquement défendue grâce au travail que mènent sans relâche les associations et institutions de la communauté juive; tout comme la mémoire des triangles roses est essentiellement défendue par les associations homosexuelles. Mais si les uns se battent contre une négation et les autres contre une dénégation, cela ne peut seulement être imputé à la seule différence de l'ampleur du crime que ces deux communautés ont connu ; on doit aussi admettre que la mémoire de la Shoah fut relayée par nombre de non-juifs libéraux et humanistes, ce qui ne fut pas le cas pour les homosexuels. On parla à Nuremberg du crime contre l'humanité commis à l'encontre des Juifs, non de celui commis à l'encontre des homosexuels. Car, à la rigueur, on aurait continuellement envie de rappeler que ces crimes commis à l'encontre des juifs et des homosexuels furent le fait de non-juifs et d'hétérosexuels et que c'est donc là leur problème et que c'est à eux de le porter. Mais c'est aussi là une pensée de belle âme — il va de soi que c'est d'abord aux juifs et aux homosexuels d'entretenir leur propre mémoire, ne serait-ce que parce qu'ils doivent être (au sens propre) les premiers intéressés à leur auto-conservation en cas de réveil de la "bête immonde". Le problème est alors que pour les homosexuels, cette lutte pour le respect de la mémoire des crimes nazis à leur encontre ne trouva presque aucun écho en-dehors de leur propre communauté, et finalement assez peu au sein même de cette dernière. Or, on ne lutte pas contre la force d'une dénégation avec le seul sentiment de l'injustice subie à son encontre (ou à celle de ses frères — et peu importe ici qu'il s'agisse d'une fraternité de lignage, de religion, de peuple ou de sexe, tant tout sentiment de fraternité s'ancre d'abord dans une subjectivité commune fantasmée). Autrement dit, si la dénégation de l'histoire de la déportation des homosexuels a quelque chose à apprendre à la lutte contre le négationnisme, c'est d'abord ceci : il est essentiel que participent à une telle lutte ceux qui auraient le moins de raisons d'être concernés, les non-juifs, les hétérosexuels. Car eux seuls ont les moyens de faire comprendre qu'il ne s'agit là ni de "shoah-business", ni de "pédé-business", comme le laisserait entendre le discours dominant, auquel participent même certaines associations d'anciens déportés, mais bien de mémoire et de justice. D'où la nécessité d'une histoire positive qui ne considère pas les soit-disants "révisionnistes" comme d'effectifs révisionnistes, c'est-à-dire comme des membres à part entière, comme une simple tendance de plus, de la science historique, mais comme des "négationnistes", c'est-à-dire comme des négateurs de l'idée même d'histoire. D'où, en bref, la nécessité d'une science, fondamentalement neutre, au moins en droit, qui puisse dire le passé, indépendamment de ses propres intérêts subjectifs.

De ce point de vue, il faut donc bien comprendre que l'homophobie latente de la société française (ou allemande) n'explique pas plus, en elle-même, la dénégation de la déportation des homosexuels, que l'antisémitisme n'explique le développement de la pensée négationniste depuis vingt ans. De l'homophobie comme de l'antisémitisme, il y en a toujours eu, et il y en aura toujours ; c'est là le lot de toutes les positions minoritaires, et il n'y a pas en soi à s'en plaindre et à s'en offusquer outre mesure, puisque c'est un fait, presque un principe ethnographique. En revanche le vrai problème est : pourquoi, à un moment donné ou sur une période donnée, les antisémites ou les homophobes commencent à considérer leur discours comme légitime et à prétendre le revendiquer sur la place publique ? Et on peut alors avancer cet élément de réponse : tout est encore question de rapport de forces, ou plus précisément de relais et d'alliances. On ne combattra pas les négationnistes ou les "dénégationnistes" en les traitant simplement d'antisémites ou d'homophobes, car la réponse ne passe pas par eux : en eux-mêmes ils n'importent pas et le but n'est pas de les convaincre eux. La réponse passe par tous ceux qui ne sont ni spécialement antisémites, ni spécialement homophobes, mais qui sont capables d'être convaincus et de travailler pour que justice soit rendue – et les historiens sont ici concernés en tout premier lieu. Que ceux-là servent effectivement de relais et d'alliés —de la recherche fondamentale aux manuels scolaires—, et il s'agit de lutter, on aimerait dire "simplement", contre une négation ; mais qu'ils se dérobent, comme cela a été le cas face à la déportation des homosexuels, et c'est alors contre toute une indéracinable dénégation qu'il faut se battre, trop souvent en vain. Dans cette mesure, la lutte contre le négationnisme n'a qu'un sens : non plus lutter pour la disparition des négationnistes (doux voeu pieux) mais lutter pour qu'ils ne parviennent pas à leur fin, c'est-à-dire lutter pour ne pas avoir à lutter contre bien pire, contre une dénégation. A coup sûr, sur ce point, la (non)-histoire des triangles roses a beaucoup à apprendre aux défenseurs de l'histoire des étoiles jaunes.

4. Les conséquences désastreuses d'une telle dénégation

Lutter contre une dénégation apparaît ainsi proche de la quadrature du cercle : seule cette histoire positive des crimes nazis commis envers les homosexuels apporterait la véritable légitimité qu'on leur dénie dès qu'ils en revendiquent la reconnaissance ; à l'inverse, comme on l'a vu, l'absence de cette reconnaissance est fondamentalement ce qui a permis de différer où d'esquiver depuis cinquante ans la mise en chantier de cette histoire. Faute de ces indispensables alliés en dehors de la communauté homosexuelle, faute de cette objectivation par l'histoire du seul souvenir[22], la déportation des homosexuels est demeurée hors du champ de l'histoire pour ne plus devenir qu'une simple référence interne à la communauté homosexuelle, s'y établissant peu à peu non comme un objet de connaissance et de mémoire, mais comme un emblème de reconnaissance. De la déportation des homosexuels ne subsiste guère que l'omniprésent triangle rose dans l'iconographie gaie, évocation confuse d'un passé méconnu aux fins de s'assurer d'une identité présente. On n'imagine pas que la communauté juive se visibilise en toutes occasions en portant l'étoile jaune : l'étoile de David, symbole traditionnel et religieux, peut s'afficher ou se porter sous toutes ses formes - sauf celle-là. C'était en 1940, tel le roi du Danemark, qu'il fallait la porter sous cette forme, non aujourd'hui. L'étoile jaune a gardé toute sa charge historique et émotionnelle, elle fonctionne comme le symbole le plus lourd et le plus violent de la Shoah, celui qu'on ne peut justement utiliser que pour répondre à la plus grande violence qui puisse être faite aujourd'hui aux morts d'alors : pour protester après la profanation du cimetière de Carpentras, ou de tel mémorial sur le site d'un ancien camp. Les homosexuels peuvent en revanche porter un triangle rose chaque jour en pleine rue, sur un T-shirt ou en pin's au revers de la veste, sans que cela ne fasse scandale pour personne, sauf celui de s'afficher publiquement homosexuel. Mais pour nul passant ce triangle n'opérera spontanément comme un intolérable rappel des crimes nazis à l'égard des homosexuels, que ce passant a au demeurant toute chance d'ignorer complètement. Pour l'homosexuel qui le porte, ce triangle n'exprime pas non plus primairement la douleur du souvenir des homosexuels assassinés il y a cinquante ou soixante ans, ce triangle ne véhicule pas d'abord l'image de la boue et du sang des camps de la mort. Sa signification est médiate, le symbole d'alors ne dit pas “n'oublions jamais” ce qui s'est produit entre 1933 et 1945, mais bien que ce qui s'est produit alors a été si bien ignoré, que depuis tout se passe comme si rien ne s'était passé. Le triangle rose, invention des nazis pour marquer de manière infamante leurs victimes, n'est pas là pour témoigner du passé, mais du présent.

Quand Act Up New York, en 1987, prend pour emblème le triangle rose, retourné pointe en haut pour symboliquement signifier que les homosexuels, décimés par l'épidémie de sida dans l'indifférence générale, reprennent comme une arme qu'on retourne le marquage infamant, et explicite ce rapport par le slogan “le sida est notre holocauste”, il est évident que l'enjeu n'est pas la mémoire des homosexuels exterminés par les nazis, mais une toute autre hécatombe. S'indigner d'une telle analogie et accuser ces activistes d'amalgame et d'insulte envers la mémoire des victimes du génocide, c'est sans doute, quelles que soient toutes les raisons légitimes qu'on peut avoir de souligner les dangers de l'analogie en histoire et en politique, et de son instrumentalisation, vouloir une fois de plus ne pas entendre ; c'est prendre prétexte de ce que l'analogie a effectivement d'historiquement scandaleux pour ne pas voir le vrai scandale historique qu'elle soulève. Plutôt que de s'indigner d'un tel usage de l'histoire, mieux vaut en effet se demander pourquoi et comment la communauté homosexuelle, en 1987, a pu en être réduite à cet usage. A cet égard, sans entrer dans l'examen détaillé du discours des activistes gais d'Act Up, au moins deux remarques s'imposent pour notre propos. La première est que dans le slogan “le sida est notre holocauste”, il y a l'idée non pas tant que le sida répéterait le crime nazi, mais qu'une hécatombe évitable de dizaine de milliers d'homosexuels ne saurait cette fois-ci pouvoir passer inaperçue jusqu'à être ensuite effacée des mémoires. Face à une hécatombe causée par une épidémie que les pouvoirs publics, relayés par toute une société, se gardaient à l'époque de tenter d'enrayer parce qu'elle ne touchait que des homosexuels et autres minorités d'exclus, l'enjeu de la visibilité provocante des malades était de faire que personne ne puisse faire comme s'il ne savait pas, ne puisse se reposer sur un “je n'ai rien su, je n'ai rien vu” justifiant toutes les complicités et lâchetés sans lesquelles, en d'autre temps, les nazis n'auraient pu arriver à leurs fins. Car la communauté homosexuelle, face au sida, s'est retrouvée seule, et c'est là la seconde remarque : la connaissance et la dénonciation du génocide juif n'ont pas fait disparaître l'antisémitisme, mais il y a, pour la communauté juive d'aujourd'hui, un avant et un après Auschwitz quant aux moyens de se défendre contre les nouvelles attaques qu'elle peut subir. L'homophobie a pu, elle, garder la tête haute en dépit du crime commis sous le Troisième Reich. Nulle leçon n'a été tirée de cette histoire-là, nuls alliés ne se lèvent pour défendre la communauté homosexuelle quand, au profit d'un virus, l'homophobie tue en masse en laissant mourir dans l'indifférence, voire en saluant l'aubaine. Il ne fait guère de doute que si l'histoire de la persécution homosexuelle par les nazis avait depuis cinquante ans été perçue dans l'opinion publique et étudiée par les historiens comme un crime contre l'humanité, la communauté homosexuelle n'en serait pas aujourd'hui à faire cet usage d'une histoire des camps dont elle a été exclue. Il ne fait guère de doute non plus que l'homophobie n'aurait pas le même visage ni la même puissance, et qu'une autre histoire, celle du sida, aurait pris un cours différent.

On voit donc bien de quelle façon la lutte contre une telle dénégation, quand elle est menée par ceux-là mêmes qui sont les premiers à en pâtir, finit inévitablement par se mordre la queue, si l'on peut dire. Il n'y a pas de droit à la confusion si l'on veut lutter contre toute forme de dénégation ou de négation, et pourtant les homosexuels d'aujourd'hui se sont trouvés réduits à toutes les confusions s'ils ne voulaient pas mourir dans l'indifférence (Act Up-Paris n'exigeait-il pas encore en 1994, désespérément et contre toute vraisemblance historique, un "Nuremberg du sida" ?[23]). Il n'y a pas non plus d'histoire militante ou partisane, et pourtant les homosexuels se trouvent réduits à s'improviser historiens en écrivant des articles ou des livres sur la question, textes dont on est parfois en droit de se demander s'ils servent davantage "la cause" qu'ils ne la desservent[24]. Mais ce cercle infernal, qui conduit la lutte contre la dénégation à ne faire que nourrir ce contre quoi elle se bat, a au moins la vertu de nous rappeler à deux évidences de la lutte contre le négationnisme : d'abord que la lutte contre toute Verneinung, c'est-à-dire négation ou dénégation (c'est le même mot en allemand), ne saurait être efficace qu'en s'ancrant indéfectiblement au roc d'une histoire positive, histoire de tout le monde et non d'une communauté et d'une mémoire particulières ; ensuite que la lutte contre tout négationnisme doit bien commencer dès l'apparition des premiers "assassins de la mémoire", tant attendre, pour se poser seulement la question, que les communautés concernées se retrouvent à nouveau menacées n'est sans doute pas le meilleur moyen pour éviter toutes les dérives et toutes les confusions. Face à l'imminence de la mort, il n'y a plus de temps pour l'élaboration lente et minutieuse de la vérité — on en est alors réduit à ne lutter qu'au niveau des représentations politiques et sociales. Et faut-il alors encore le rappeler ? Il y a vraiment là de quoi pleurer tant une histoire positive, constituée en temps voulu, peut aussi, à sa façon, sauver des vies.

5. Où l'on pourrait rêver qu'il n'y ait rien à conclure et tout à commencer

La dénégation de la déportation des homosexuels est ainsi à la fois très loin et très proche de la négation pure et simple de la Shoah à laquelle se livrent aujourd'hui la plupart des mouvances de l'extrême-droite, et il est sans aucun doute nécessaire de maintenir à la fois cette distance et cette proximité. Elle en est très loin au sens où le projet négationniste est ouvertement odieux et bafoue aussi bien la mémoire des rescapés et de leurs familles que cinquante ans de travail authentiquement historique sur la question ; en ce sens, on ne saurait discuter avec eux : il faut d'emblée récuser leur projet même, en mettant au jour ses soubassements idéologiques et politiques. Au contraire, la dénégation de la déportation des homosexuels fait presque l'objet d'un consensus social ; elle n'obéit pas, en ce sens, à un projet politique précis et on ne saurait, ici, refuser toute discussion sur la question au nom de l'homophobie, tant on sait aujourd'hui encore peu de choses, et tant les réticences à aborder cette dimension de la répression nazie se retrouvent, à des degrés différents, dans tous les camps politiques, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche. Toutefois, et dans cette mesure même, la lutte pour la mémoire des triangles roses se retrouve tout autant très proche de la lutte contre le négationnisme proprement dit, puisqu'elle doit faire appel aux mêmes armes — la défense de l'histoire positive et d'une mémoire communautaire aussi vivante que relayée au-delà d'elle-même— et puisqu'elle aboutit à une analyse congruente avec celle des anti-négationnistes : il faut toujours défendre politiquement l'histoire positive et la mémoire vivante, parce que la mémoire n'est jamais donnée, parce qu'on peut toujours l'assassiner, et parce que l'histoire, toute positive soit-elle, n'est pas science pure, elle s'inscrit toujours dans un rapport de forces politiques et morales qui circonscrivent nécessairement son champ et orientent sa recherche.

Dans cette perspective, il semble qu'un front commun de toutes les minorités victimes du nazisme dans la lutte contre le négationnisme pourrait ne pas rester nécessairement un pur voeu pieux ; ce serait aussi là une simple exigence à la fois d'honnêteté et d'efficacité, tant toutes les difficultés auxquelles se confronte séparément chaque minorité pour sauvegarder sa mémoire s'entrecroisent continuellement sur l'arrière-plan politique d'un certain réveil actuel (ou d'une certaine permanence) des nostalgiques du nazisme. Il s'agit pourtant de ne pas simplement se payer de mots. Moins qu'un appel incantatoire à l'union des bonnes volontés anti-négationnistes, c'est dire clairement que la lutte contre le négationnisme ne consiste pas seulement à combattre ses porte-parole affichés d'extrême-droite, mais peut-être à travailler d'abord chacun sur nous-mêmes : c'est écrire toute l'histoire du nazisme et des camps et rompre avec des pratiques d'instrumentalisation communautaire désastreuses, c'est se faire l'allié de communautés qui ne sont pas la nôtre, partager et commémorer la mémoire de morts qui ne sont pas les nôtres. En somme, c'est penser qu'il est peut-être encore possible de cesser de perpétuer paradoxalement la partition haineuse que les nazis surent instaurer entre les catégories de déportés.


[1] A notre connaissance, on ne dispose en France que de deux témoignages de déportés français, celui de Aimé Spitz (paru dans Gai-Pied, mai 1981) et celui de Pierre Seel (paru dans Gai-Pied , 26 mars 1983, et développé dans son autobiographie, Moi Pierre Seel, déporté homosexuel, Calmann-Lévy, 1994), ainsi que du témoignage de Hans Heger, triangle rose autrichien, (Les hommes au triangle rose, Persona, 1981). Aucune étude historique proprement dite n'est accessible en langue française, hormis quelques lignes dans des ouvrages généraux classiques comme, entre autres, L'État SS (Eugen KOGON, coll. Point Histoire). La seule étude spécifiquement consacrée à la déportation homosexuelle est l'ouvrage, à bien des égards calamiteux (cf. note 2), du journaliste Jean BOISSON (Le triangle rose, La déportation des homosexuels (1933-1945), Laffont, 1988). Différents travaux américains et allemands jettent en revanche les bases d'une histoire de la persécution des homosexuels sous le Troisième Reich. Nous en citerons ici les principaux : l'ouvrage de référence demeure incontestablement, quoique déjà ancien, celui de Rüdiger LAUTMANN (ed.), Seminar Gesellschaft und Homosexualität (Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1977); Günter GRAU (ed.), Homosexualität in der NS-Zeit – Dokumente einer Diskriminierung und Verfolgung (Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt/Main, 1993), propose une documentation brute (et brutale) de la persécution des homosexuels entre 1933 et 1945 sous la forme d'une sélection d'une centaine de documents d'archives. On retiendra également le travail de Richard PLANT, The Pink Triangle (H. Holt & Co, New York, 1986), qui a le mérite, en dépit d'une qualité inégale, de proposer une première somme sur la question, ainsi que l'ouvrage de Hans-Georg STÜMKE et Rudi FINKLER, Rosa Winkel, Rosa Listen – Homosexuelle und “Gesundes Volksempfinden” von Auschwitz bis heute (Rowohlt Taschenbuch Verlag, Hamburg, 1981), qui replace la période nazie dans une analyse plus vaste et bien documentée de la discrimination des homosexuels en Allemagne depuis le début du siècle jusqu'au début des années 80. Citons enfin le remarquable travail de thèse de Burkhard JELLONECK, Homosexuelle unter dem Hakenkreuz (F. Schöningh, Paderborn, 1990), qui reconstitue avec beaucoup de précision à travers des études locales la pratique concrète des persécutions dans trois environnements sociaux et culturels différents : en milieu rural, dans un milieu urbain et periurbain de ville moyenne (Würtzburg), dans une grande ville (Düsseldorf).

[2] C'est en particulier le cas de Jean Boisson, Op. cit., pp. 201-205. On ne saurait qu'être effaré par sa méthode pour le moins baroque de calculs, celle-ci ne reposant que sur des faits de discours, comme d'ailleurs l'ensemble de son propos, sans jamais s'interroger sur ce qu'il en advint, effectivement, dans les faits ; pour ne citer qu'un exemple : "Certes, expliquera-t-il alors [Himmler, le 29 février 1940], “les homosexuels sont forts encore de un demi-million d'hommes”, mais, ajoutera-t-il, “nous oublions qu'en 1933, nous avions plus de un million et de demi de membres inscrits dans les associations d'homosexuels”. Plus de un million et demi en 1933… Un demi-million en 1940…". A coup sûr, ce type de mode de calculs ne peut être que pain béni pour tous les négationnistes et dénégationnistes..

[3] Cf. R. Lautmann, op. cit., pp. 332-333. Quelques précisions s'imposent concernant ces chiffres et leur fiabilité : l'étude de Lautmann se fonde sur les archives des différents camps, dont on sait qu'elles sont très inégalement conservées selon les camps et dans le temps. Ces chiffres sont donc le résultat d'une extrapolation à partir de sources lacunaires, la difficulté étant notamment que ces sources font apparaître que la proportion de triangles roses au sein de la population concentrationnaire était susceptible de varier sensiblement dans le temps et d'un camp à l'autre. Il s'agit cependant d'effectifs en tout état de causes très faibles en regard de la population concentrationnaire totale : en dépit de “pointes” temporaires à 5% voire 10% dans certains commandos extérieurs, de faible effectif total, la proportion globale dans chacun des 7 camps étudiés par Lautmann ne dépasse jamais 1% dans la période 33-39, et diminue lorsque par la suite les effectifs concentrationnaires explosent. Rien, en particulier dans les témoignages, ne permet par ailleurs de penser que la proportion d'homosexuels ait été significativement plus élevée dans tel ou tel camp pour lequel on ne dispose pas de statistiques. Si donc les chiffres établis par Lautmann demeurent une simple estimation, allant du simple au triple, l'ordre de grandeur, à défaut de chiffres précis, peut être considéré comme fiable.

[4] On sait que les tribunaux militaires de la Wehrmacht prononcèrent pendant la guerre des verdicts de peine de mort pour des faits d'homosexualité, mais surtout pratiquèrent l'envoi dans des bataillons disciplinaires, dont des études récentes ont mis en évidence la parenté avec le régime concentrationnaire, et auxquels pratiquement aucun homme n'a survécu. Grâce au développement, depuis quelques années seulement, d'une histoire militaire véritablement indépendante et critique, il devrait être envisageable dans un avenir assez proche de préciser les formes et de chiffrer l'ampleur de la répression de l'homosexualité au sein des troupes de la Wehrmacht.

[5] De ce point de vue, il est parfaitement logique que l'on avance en premier lieu, au rang des victimes du nazisme, les juifs et les tziganes, ces derniers ayant d'une part subi une comparable répression systématique et ayant payé, proportionnellement, un tribu presque comparable à la barbarie nazie (autour de 270.000 périrent dans les camps pour une population estimée en 1933 autour de 700.000). Toutefois, la façon dont ils furent traités depuis la fin de la guerre par les différents pays d'Europe contraste considérablement avec cette reconnaissance toute historique du génocide qu'ils ont pu subir. A cet égard, on peut donc considérer que les tziganes occupent une position intermédiaire, dans l'ordre de la dénégation, entre celle des juifs et celle des homosexuels.

[6] On connaît toutefois, par les témoignages, des cas d'homosexuels directement envoyés en camp après leur arrestation par la Gestapo. Dans la grande majorité des cas cependant l'internement en camp intervenait après un parcours pénal “classique”, pour des homosexuels que l'appareil répressif nazi estimait particulièrement dangereux pour la “communauté raciale”. La gravité des motifs du jugement pénal antérieur, le nombre et l'age des partenaires sexuels “débauchés” par le prévenu, les risques présumés de récidive étaient autant d'éléments d'appréciation. Il va sans dire que ces “critères”, non codifiés et essentiellement tributaires de l'imaginaire nazi de l'homosexualité, était dans la pratique très flous et appliqués avec le plus grand arbitraire.

[7] Cf. P. Seel, op. cit. ; H. Heger, op. cit.

[8] Cf. G. Grau, op. cit., pp. 252-275. Une série de documents sur les mesures prises à l'encontre des homosexuels dans les territoires annexés ou occupés fait clairement ressortir cette logique.

[9] Restent, bien sur, les mesures éventuellement prises dans tel ou tel pays à l'initiative de gouvernements de collaboration – ce fut le cas de Vichy, et on peut cependant penser que les allemands n'en avaient cure.

[10] Pour donner une idée de ces exactions, apparemment au moins comparables à ce que subirent les autres déportés, citons seulement deux passages de l'un des deux seuls témoignages que nous possédons d'un déporté homosexuel français (Pierre Seel, op. cit., p.39 et pp. 59-60). Le premier décrit son interrogatoire après son arrestation (et celui d'autres homosexuels), le second l'exécution publique de son ami dans le camp :

"Au début, nous parvînmes à résister à la souffrance. Mais après, ce ne fut plus possible. L'engrenage de violence s'accéléra. Excédés par notre résistance, les SS commencèrent à arracher les ongles de certains d'entre nous. De rage, ils brisèrent les règles sur lesquelles nous étions agenouillés et s'en servirent pour nous violer. Nos intestins furent perforés. Le sang giclait de partout. J'ai encore dans nos oreilles des cris d'atroce douleur.

Quand je rouvris les yeux, j'eus l'impression d'être dans l'arrière-salle d'une boucherie".

"Il n'avait pas, comme moi, porté des plis dangereux, arraché des affiches ou signé des procès-verbaux. Et pourtant il avait été pris, et il allait mourir. Ainsi les listes étaient bien complètes [celles des fichiers des homosexuels alsaciens, constitués avant-guerre et que la police française avait diligemment remis à la Gestapo après l'invasion]. Que s'était-il passé ? Que lui reprochaient ces monstres ? Dans ma douleur, j'ai totalement oublié le contenu de l'acte de mise à mort.

Puis les haut-parleurs diffusèrent une bruyante musique classique tandis les SS le mettaient à nu. Puis ils lui enfoncèrent violemment sur la tête un seau en fer blanc. Ils lâchèrent sur lui les féroces chiens de garde, des bergers allemands qui le mordirent d'abord au bas-ventre et aux cuisses avant de le dévorer sous nos yeux. Ses hurlements de douleur étaient amplifiés et distordus par le seau sous lequel sa tête demeurait prise".

[11] Ainsi dans le premier Droit écrit du Saint Empire Romain Germanique, la Constitutio Criminalis Carolina, promulguée en 1533 et demeurée en vigueur pendant plus de deux siècles, dont un paragraphe condamne au bûcher ceux qui s'adonnent à la luxure “avec un animal, un homme avec un homme, une femme avec une femme”.

[12] Extrait d'un commentaire du projet de code pénal pour le Norddeutscher Bund en 1870. Cité in : § 175, ein deutscher Paragraph und seine Geschichte, publication de l'association Homosexuelle Selbsthilfe Rosa Strippe Bochum e.V. (Bochum 1983), p. 9 (c'est nous qui traduisons).

[13] Et également poussées par la nécessité : sous l'empire comme sous Weimar, la prostitution masculine était importante, sous l'effet conjugué d'une importante demande favorisée par la clandestinité dans laquelle les homosexuels devaient maintenir leur vie sexuelle, et d'une offre abondante sous la pression qu'exerçait la misère économique sur la jeunesse défavorisée des grandes villes.

[14] En novembre 1902, les sociaux-démocrates engagèrent une campagne de presse de ce type contre Friedrich Krupp, baron de l'acier et principal fabriquant d'armes de l'Empire. L'offensive visait naïvement à mettre en échec la politique d'armement de Guillaume II en éliminant l'industriel sur lequel reposait sa mise en oeuvre. Le Vorwärts, organe du parti social-démocrate, dévoila, photos à l'appui, les relations de Krupp avec de jeunes garçons à l'occasion d'un séjour dans l'île de Capri. L'article exigeait : “Après que de telles pratiques perverses ont provoqué un scandale public, il est du devoir du ministère public d'engager des poursuites judiciaires”. Krupp, après avoir d'abord envisagé de porter plainte contre le Vorwärts pour diffamation, dut se raviser en considérant qu'un tel procès ne pourrait que tourner à son désavantage, tant dans l'opinion publique que sur le plan judiciaire. Il se suicida quelques jours plus tard. L'élimination de Krupp avait parfaitement réussi, sans que la politique d'armement, bien évidemment, s'en trouve durablement affectée.

[15] Lettre du NSDAP adressée le 14.5.1928 à plusieurs organisations homosexuelles qui avaient sollicité une prise de position de chaque parti politique à propos du § 175. Cité in Stümke/Finkler, op. cit., p. 93. (C'est nous qui traduisons)

[16] Völkischer Beobachter, 2.8.1930, ibid. p. 96. (C'est nous qui traduisons). Selon toute vraisemblance, cet article est dû à la plume d'Alfred Rosenberg lui-même.

[17] Il demeurait d'ailleurs assez ambigu : les deux partis du mouvement ouvrier étaient en fait chacun partagés entre un courant libéral et émancipateur et un courant beaucoup plus traditionaliste sur les questions touchant non pas seulement à l'homosexualité, mais évidemment plus largement à la sexualité, à l'émancipation des femmes, à la conception de la famille – un clivage qui se retrouvera après guerre. Sur l'attitude du mouvement ouvrier et de la gauche allemande à l'égard de l'homosexualité, des années 1870 à nos jours, voir : Detlev GRUMBACH (ed.), Die Linke und das Laster - Schwule Emanzipation und linke Vorurteile (MännerschwarmSkript Verlag, Hamburg, 1995).

[18] Sur cette question, voir les travaux d'Alexander ZINN, Die soziale Konstruktion des homosexuellen Nationalsozialisten - Zur Genese und Etablierung eines Stereotyps (Peter Lang, Frankfurt/Main, Berlin, etc., 1997), ainsi que l'étude de Jörn MEVE, “Homosexuelle Nazis” - ein Stereotyp in Politik und Literatur des Exils (MännerschwarmSkript Verlag, Hamburg, 1990).

[19] De nombreux documents retraçant la chronique très complexe de la contestation juridique du § 175 dans les années 50 et 60 sont abondamment cités et commentés in : Stümke/Finkler, op. cit., p. 356 sq.

[20] Ibid., p. 340.

[21] Les témoignages d'anciens déportés, et pas seulement homosexuels, semblent au demeurant indiquer que les triangles roses étaient tout particulièrement exposés aux violences à caractère sexuel, leurs bourreaux se plaisant à imaginer des sévices “en rapport” avec l'homosexualité de leurs victimes.

[22] Et là il faut encore souligner qu'en matière de constitution d'une mémoire communautaire et de sa transmission, une communauté fondée sur le sexe, c'est-à-dire une communauté de rencontre, d'affinités, une communauté par définition à géométrie variable, est autrement précaire et discontinue dans l'espace comme dans le temps, que ne le sont, entre autres, les communautés juive et tzigane. Se permettra-t-on alors de dénier aux homosexuels le droit de se penser et de se vivre comme une communauté ? Mais les nazis ont déjà réglé, par leurs crimes mêmes, cette question, en faisant des homosexuels au moins une communauté a minima, communauté de souffrance et de misère, communauté de ceux qui justement n'ont pas de communauté prédéfinie. Autrement dit, s'il n'est pas sûr que Sartre ait raison en disant que c'est l'antisémite qui fait le juif et l'homophobe l'homosexuel, il est en revanche certain que l'antisémitisme et l'homophobie confèrent déjà aux juifs et aux homosexuels une réalité minimale mais irréductible de communauté.

[23] Voir là-dessus le livre d'Act Up-Paris, Le sida, combien de divisions ? (Dagorno, 1994), introduction et p. 307 sq. (il est particulièrement intéressant et assez désespérant à cet égard de noter les contorsions alambiquées auxquelles sont obligés de se livrer les auteurs pour justifier une telle formule).

[24] Dans un dossier consacré au cinquantenaire de la libération des camps, paru en avril 1995 dans 3 Keller, le mensuel du Centre Gai et Lesbien à Paris, on peut par exemple lire : “(…)Pour les homosexuels du Reich, le cauchemar et la mort s'installèrent dès 1933. Combien ? Inutile de dire que cette tragédie est quasiment inchiffrable si ce n'est en centaines de milliers de victimes – à moins de rentrer dans des querelles de révisionnistes. Et durant douze ans, l'extermination des homosexuels fut telle que rares furent ceux qui purent survivre jusqu'à l'ouverture des grilles de leur enfer indicible”. Ces quelques lignes se passent de commentaire!



Ce texte de Michel Celse et Pierre Zaoui a été publié dans le cadre d'un ouvrage de Philippe Mesnard, Consciences de la Shoah: Critique des discours et des représentations, Paris: Ed. Kimé, 2000.

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