Genèse d'une persécution


Lorsque Hitler se fait donner le gouvernement de l'Allemagne, le 30 janvier 1933, tout a été depuis longtemps pensé et préparé pour que la doctrine nazie ait une application immédiate dans les divers domaines qui font la vie quotidienne des hommes et des femmes.

Ainsi les nationaux-socialistes allemands avaient-ils fait connaître leur règle de conduite à l'égard de l'homosexualité dès le 14 mai 1928, c'est à dire cinq ans avant qu'ils ne s'emparent du pouvoir et ne régissent les comportements collectifs et individuels.

Il n'était sans doute pas besoin qu'ils précisent alors quelle était leur pensée sur ce sujet, car les actions violentes auxquelles ils s'étaient déjà livrés, en agressant physiquement personnes et biens qui étaient censés représenter cette "déviance", ne laissaient place à aucune hésitation.

Mais, cette fois, la proclamation allait être faite au grand jour, devant l'opinion publique, dans la solennité de l'avertissement. "Nous vous rejetons, avaient-ils lancé à la face des homosexuels, car quiconque pratique et même pense à l'amour homosexuel est notre ennemi."

L'affirmation était catégorique et annonçait donc une lutte impitoyable.

On pourrait évidemment penser que cette position très marquée correspondait à une certaine éthique morale, inspirée par les principes de la civilisation judéo-chrétienne qui, en ce domaine, continuait d'influer sur les sociétés, maintenant le traditionnel classement des comportements "normaux" et des comportements "anormaux".

Il serait donc commode de prétendre qu'en la circonstance la pensée des nationaux-socialistes allemands s'accordait parfaitement avec cette classique appréciation des différentes spontanéités affectives ou sexuelles, comme le crurent alors tous les petits-bourgeois qui applaudirent à leurs propos salvateurs, et dont beaucoup appartenaient à une Association ouest-allemande pour la vertu dont le porte-parole était le pasteur Adolf Sellman. (...)

Les nationaux socialistes allemands se moquaient (...) éperdument de la "vertu" et de la "morale", telles que les concevait ce "lamentable troupeau de petits-bourgeois qui "se drapent dans le manteau sacré d'une pruderie aussi ridicule que menteuse" et qui "parlent de toute la question comme s'il s'agissait d'un grand péché (1)"! (...)

Le national-socialisme n'attachait aucune valeur aux "interdits" plantés par la civilisation judéo-chrétienne, et qui emprisonnaient la pratique de l'amour physique dans le seul cadre du mariage, sans que l'on puisse y prendre quelque plaisir, car c'était "pécher" que de rechercher d'agréables sensations.

"Des discours stupides" que tout cela ! s'était exclamé Hitler, en fustigeant les "vieilles commères réactionnaires", les "sournois" et les "bigots" dont il n'avait que faire !

Chacun pouvait donc prendre sa satisfaction comme il le souhaitait.

Et la vie sexuelle agitée que menèrent des dirigeants aussi importants que le furent Hermann Goering, Reinhard Heydrich ou le Dr. Ley, prouve bien que "vertu" et "morale" n'appartenaient pas effectivement à la doctrine du national-socialisme, comme le démontrèrent encore les orgies qui suivaient les fêtes somptueuses qu'offraient le Dr Goebbels, Joachim Ribbentrop ou Christian Weber.

"Notre mouvement n'a rien à voir avec les vertus bourgeoises", avait en effet certifié Hitler, posant là un principe fondamental, puisqu'il libérait de la sorte les spontanéités affectives et sexuelles qui avaient été jusqu'alors réglementées par des conceptions moralistes auxquelles le national-socialisme n'accordait aucune valeur prédominante.

L'incarnation arrogante de la force virile

Avant même d'accéder au pouvoir, [Hitler] avait ainsi proclamé que "l'état racial n'avait pas pour rôle d'élever une colonie d'esthètes pacifistes et de dégénérés", mais "avait pour idéal l'incarnation arrogante de la force virile (1)".

Cette "arrogance" ne pouvait évidemment s'obtenir que par la réhabilitation du corps masculin pour lequel Hitler allait promouvoir un véritable culte, alors que jusque-là "on se bornait à l'accuser de tous les péchés" et que de ce fait "la beauté corporelle était complètement reléguée au second plan (1)".

Or, assurera Hitler, "il est de l'intérêt de la nation que se trouvent les plus beaux corps pour faire don à la race d'une nouvelle beauté", d'où la nécessité impérieuse de donner à chacun "l'orgueil d'un beau corps (1)".

Et, pour y parvenir, il convenait de "donner aux enfants, dès leurs premières années, des soins tels que leur croissance ultérieure se fasse dans les meilleures conditions", ce qui était condamner l'ancien système d'éducation qui se caractérisait par "l'accentuation exagérée d'un enseignement purement intellectuel" et par "l'abandon de l'éducation physique (1)". (...)

Hitler estimera donc que "l'Etat raciste n'a pas seulement à veiller au développement des forces corporelles pendant les années d'école", mais qu'il "doit aussi s'en occuper pendant la période postscolaire, tant que les jeunes gens n'ont pas achevé leur croissance, de manière que celle-ci se fasse dans d'heureuses conditions", et, dans cette perspective, "l'éducation physique pourra être une préparation au service militaire (1)"... (...)

Mais parallèlement à cette volonté de façonner des corps qui soient vraiment "l'incarnation arrogante de la force virile", le national-socialisme s'attachera à imposer comme vérité naturelle et fondamentale la supériorité de l'homme qui, du fait de sa valeur dominante, devait être le seul maître de la société, aussi bien dans les domaines publics que dans les domaines privés. "Le mouvement national-socialiste est, par nature, un mouvement masculin", avait ainsi posé comme principe absolu Goebbels (...).

Cette incapacité [de la femme] excluait tout naturellement la femme de la vie active et, à plus forte raison, des postes de responsabilité qui lui seront progressivement retirés par les nazis, dont la misogynie doctrinale ira jusqu'à lui interdire le libre exercice de la médecine ! (...)

L'écrasement social de la femme fut donc élevé au rang de doctrine par le national-socialisme qui la priera de servir et d'obéir, en demeurant tranquille au sein de son foyer, puisque le domaine qui lui avait été assigné par la nature se situait "entre le lit et la poêle à frire (2)" !

Mais, pour le faire accepter, la propagande nazie s'attachera à persuader que cette relégation n'avait rien de dégradant, mais qu'elle avait au contraire un caractère valorisant.

"Si nous éliminons les femmes de la vie publique, ce n'est pas que nous désirons nous priver d'elles, expliquera Goebbels, c'est parce que nous voulons leur rendre leur dignité", d'épouse et de mère, un peu trop négligée jusqu'alors.

"Nous sommes un Etat d'hommes, et malgré tous les défauts que ce système présente, nous devons absolument nous y accrocher, car cette institution est la meilleure qui puisse exister", avait alors proclamé Himmler, comme pour clore un débat qui n'avait pas lieu d'être.

Ainsi triomphait un monde voulu pour des hommes et organisé pour des hommes, destinés à vivre ensemble leur supériorité, mais aussi leurs sentiments et leurs pulsions, dans la même volonté de domination.

La guerre à l'homosexualité

Alors, pourquoi la guerre fut-elle déclarée à l'homosexualité, puisque parallèlement on avait créé des conditions propices à son éclosion et à son épanouissement ? (...)

Comme on sait que la réponse ne se trouve pas dans une volonté "morale" inspirée par les concepts judéo-chrétiens, il faut donc la chercher ailleurs...

Et on la découvre évidemment dans l'ambition que s'était donnée le national-socialisme, en préparant son accession au pouvoir.

"Nous représentons l'aspiration de notre nation à la puissance (1)", avait ainsi prévenu Hitler, pour que nul ne se trompât sur les objectifs qu'il comptait atteindre. Or comment acquérir cette puissance, sinon par la qualité et par la quantité des hommes chargés de l'établir et de la maintenir, étant évident que ne suffiraient pas le poids des armes, la force de l'économie ou l'influence de la diplomatie ?

La recherche de cette qualité avait été ainsi considérée comme une priorité déterminante dont il avait posé le principe dans son Mein Kampf, pour certifier qu'un "état qui veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de sa race doit devenir un jour maître de la terre (1)", ce qui était bien le but recherché par le national-socialisme. (...) Hitler en déduisait alors que 'tout croisement de races était en contradiction avec la volonté de la nature qui tend à élever le niveau des êtres". Or, devait-il préciser, "ce but ne peut être atteint par l'union d'individus de valeur différente, mais seulement par la victoire complète et définitive de ceux qui représentent la plus haute valeur (1)". (...)

La nécessité de "rechercher et de maintenir la pureté de la race" fut donc présentée par Hitler comme la "mission donnée sur terre au peuple allemand", et par conséquent à l'Etat. (...)

Pour Hitler, il était historiquement démontré que "tout ce que nous avons aujourd'hui devant nous de civilisation humaine, des produits de l'art, de la science et de la technique, était presque exclusivement le fruit de l'activité créatrice des Aryens" auxquels avait été donnée "l'étincelle divine du génie", et qui, de la sorte, représentaient "le type primitif de ce que nous entendons sous le nom d'homme (1)".

Il s'en concluait donc que, "si on les faisait disparaître", alors "une profonde obscurité descendrait sur la terre, en quelques siècles la civilisation humaine s'évanouirait et le monde deviendrait un désert (1)". (...) Après semblable imprécation, il devenait alors facile pour Hitler de proclamer avec solennité que "la lutte contre l'étranger, contre le Juif, contre le Slave, contre les races inférieures, était une lutte sainte (1)" qui devait donc entraîner une mobilisation générale. (...) Délirant sur des thèmes antisémites qui n'étaient pas très neufs, il accusera donc les Juifs d'être le "symbole de tout ce qui est mal" et de constituer ainsi des "parasites dans le corps des autres nations (1)". (...)

La notion de "maladie sociale" étant des plus floues, puisque relevant d'appréciations subjectives, il devenait alors possible de se débarrasser de tout individu qui était censé nuire à la perfection raciale que l'on recherchait. Malades mentaux, handicapés physiques, malades incurables atteints de "maladies sociales", mais aussi les personnes âgées qui n'étaient plus utiles à grand-chose et qui coûtaient cher. Hitler n'eut donc aucun scrupule à envisager l'élimination des uns et des autres, et un décret du 1er septembre 1939 permettra "d'élargir les compétences des médecins de telle sorte qu'après un très minutieux bilan critique, ils puissent pratiquer l'euthanasie" sur le plus grand nombre possible. (...) Dès le 14 juillet 1933, une loi de "prévention" avait ordonné la stérilisation de tous ces êtres déficients, de manière à éviter qu'ils ne reproduisent de nouvelles anormalités.

Il fallait aussi la quantité, et le second objectif à atteindre était aussi celui du "plus grand nombre possible" que le national-socialisme s'attachera à présenter comme prioritaire, affirmant que seul un peuple en expansion géographique constante pouvait parvenir à la domination universelle. Or, quand Hitler prit le pouvoir, l'Allemagne était en pleine crise de dénatalité, subissant les conséquences des effroyables ravages exercés par la Première Guerre mondiale, mais aussi les effets d'une situation économique peu incitative, alors que proliféraient les méthodes médicales de contraception et d'avortement. (...) 33% des familles allemandes étaient en effet sans enfants en 1933, tandis que seulement 9% en avaient quatre ou plus, ce qui constituait "une indifférence paresseuse et même criminelle (1)" qu'il fallait à tout prix combattre et vaincre. Autrement, dira Martin Bormann, qui était l'éminence grise du Führer, "dans vingt ans, le Reich manquera des divisions dont nous aurons un besoin vital si notre peuple ne tient pas à disparaître".

Le relèvement et la progression de la natalité devinrent donc l'obsession permanente des dirigeants du Troisième Reich qui devaient user de tous les moyens possibles pour favoriser un tel accroissement, de manière que l'Allemagne puisse disposer de 120 millions de purs Aryens à la fin d'une période qu'ils limitaient à 50 ans. L'objectif était ambitieux, mais il ne paraissait pas utopique, à condition que chaque couple prenne conscience que "quatre enfants constituaient le minimum nécessaire", comme le signifiera impérativement Himmler dans une circulaire du 13 septembre 1936.

La fermeture des centres de planification familiale, l'arrêt des interruptions volontaires de grossesse, le retrait des moyens contraceptifs furent évidemment les premières mesures prises par les nazis. Mais la portée de ces interdictions ne pouvait être que limitée (...).

[Dans ce même but, les nazis favoriseront ensuite le mariage dont l'unique mission est la procréation, le mariage des mineurs, le statut de mère célibataire, le statut de mère de famille nombreuse, le divorce et les remariages lorsque l'un des conjoints est devenu stérile, l'étude du Code du mariage afin de rendre légale la bigamie, les mariages biologiques chez les adolescents (des unions libres éphémères productrices d'enfants), la création de foyers pour mères célibataires (Lebensborn), le rapt d'enfants de type aryen dans les pays annexés, le kidnapping de mères de type aryen en Norvège, etc.]

Le plan racial établi par les nazis ayant donc posé comme règle impérative l'obligation du "plus grand nombre possible", il se comprend alors pourquoi fut condamnée l'homosexualité qui, de par sa nature, contrariait l'objectif recherché, c'est à dire l'accroissement de la race aryenne par l'expansion démographique.

Si l'on s'en rapporte à des indications approximatives, qui se situent par conséquent au-dessous de la réalité, il faut considérer que le nombre des homosexuels allemands avoisinait les deux millions et représentait ainsi 10% de la population en âge de procréer.

Un chiffre important...

Il y avait donc là une perte considérable d'énergie créatrice dont ne pouvait se satisfaire aisément un Pouvoir qui oeuvrait par ailleurs pour obtenir une augmentation fulgurante de la natalité.

Deux millions d'homosexuels, "ce sont autant de femmes pour lesquelles il n'y a pas d'hommes", alors qu'elles "sont aptes à procréer", s'était indigné Himmler, en constatant que "cela représentait une hypothèque énorme" pour l'avenir de l'Allemagne.

Si l'on s'en tenait au minimum de quatre enfants qui était souhaité pour chaque couple, c'était en fait un déficit de huit millions d'enfants qu'aurait dû subir le Troisième Reich du fait de ce manque à procréer qui était évidemment intolérable, car "un peuple ne pouvait pas supporter que l'avenir de son équilibre génétique fût menacé de la sorte".

Les penseurs nazis estimèrent donc très rapidement "qu'il convenait d'attacher une attention particulière à l'homosexualité" puisque, de par sa nature, "elle incarnait la négation de la communauté", c'est à dire, suivant l'explication du ministre Hans Frank, "le contraire de ce qui devait être pour perpétuer l'espèce".

Or, avait proclamé Himmler, "la survie ou la ruine de notre peuple dépend de l'augmentation ou de la disparition du sang nordique", ce qui était affirmer que "la vie sexuelle devait être une chose sacrée, vouée à des fins supérieures".

Le problème de l'homosexualité devint de la sorte une affaire d'Etat, puisque "ce dernier devait intervenir comme dépositaire d'un avenir millénaire en face duquel le désir et l'égoïsme de l'individu ne représentaient rien et devaient s'incliner (1)", qu'il lui en plaise ou non.

"Refuser à la nation des enfants robustes" fut alors considéré comme "un acte répréhensible" (1), Hitler précisant bien à propos de l'homosexualité que la "gravité de ce vice" se situait dans le fait qu'il "empêchait de procréer ceux dont la descendance était vitale pour le peuple".
L'affirmation est suffisamment claire pour qu'il soit démontré que la lutte contre l'homosexualité a revêtu dans la politique nazie un caractère racial qu'il est impossible de contester, puisque longtemps expliqué par les dirigeants hitlériens eux-mêmes.

Les Juifs ont été exterminés parce qu'ils nuisaient à la pureté de la race, et les homosexuels parce qu'ils nuisaient à la reproduction de la race. Dans les deux cas, était en cause la race.

La morale traditionnelle ne peut ainsi être invoquée pour expliquer le combat que les nazis allaient mener contre l'homosexualité.

HItler a d'ailleurs confirmé lui-même cette vérité de l'événement, puisqu'il déclarera que, dans cette lutte, "le point de vue moral était pour lui mineur", ce qui clôt donc toute discussion.

[Le problème de l'homosexualité] se situait en effet dans la mauvaise utilisation que les homosexuels faisaient du sperme dont ils étaient détenteurs, et qu'ils ne libéraient pas à des fins reproductives. Tel était leur crime !

L'obsession nataliste des dirigeants du Troisième Reich ne pouvait donc admettre que "ceux qui pratiquent l'homosexualité privent l'Allemagne des enfants qu'ils lui devaient".

Alors, "il faut abattre cette peste par la mort !" s'était écrié Himmler, qui dévoilait ainsi la finalité de la politique nazie à l'égard de l'homosexualité.

(1) Mein Kampf, A. Hitler.
(2) La Morale des Seigneurs, Hans Peter Bleuel.

Source : Le Triangle Rose, Jean Boisson, Editions Robert Laffont, Paris, 1988.

Illustrations : (en haut) Adolf Hitler avant les années du pouvoir. Photo : Hitler wie ihn Keiner kennt, Heinrich Hoffmann, 1932 ; (au milieu, à gauche) Mesures anthropométriques destinées à vérifier l'arianité des individus ; (au milieu, à droite) Affiche des années trente pour le mensuel "Neues Volk", l'organe de presse du bureau des Affaires raciales du parti nazi. Texte de l'affiche : "Cet homme atteint d'une maladie héréditaire coûtera à la communauté 60 000 marks tout au long de sa vie. Citoyens, il s'agit aussi de votre argent." ; (en bas, à gauche) Le Reichsführer-S.S. Heinrich Himmler, principal artisan de la chasse aux homosexuels

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